Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, III.djvu/616

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
606
revue philosophique

d’un devoir être et d’un devoir faire, qui suffisent pour que l’agent moral, considéré, par abstraction, seul en face de lui-même, se donne les trois vertus cardinales de force, de prudence et de tempérance. Il n’y a point là, à proprement parler, d’obligation, on ne peut pas se dire correctement obligé vis-à-vis de soi ; l’obligation, supposant réciprocité, ne s’établirait que par suite du contrat formel ou tacite que font entre eux les êtres libres. Mais pourquoi les agents moraux peuvent-ils compter sur leurs promesses ? « Une seule réponse est à faire selon la raison, dit M. Renouvier ; les agents compteront sur leurs promesses mutuelles, parce qu’ils sont des personnes semblables ou égales, entre lesquelles cette identité divisée et la substitution mutuelle, toujours rationnellement possible, établit ce qu’on nomme une relation bilatérale et des rôles pratiquement renversables[1], » d’où l’égalité et la réciprocité du débit et du crédit, fondement de toute justice.

L’auteur, en poursuivant sa déduction, finit par retrouver les belles formules de Kant : l’impératif catégorique, l’autonomie de la volonté, la généralisation des maximes. Mais ce n’est pas à la fin de la morale théorique que ces principes doivent trouver leur place, et on se flatte en vain de les tirer des faits auxquels ils s’imposent. Qu’il y ait un meilleur et un meilleur conforme à la raison, c’est ce que les épicuriens accorderont aussi bien que les stoïciens ; mais pour que ce meilleur devienne un devoir, il faut qu’il soit conforme à une raison impérative. Un devoir qui ne se présente pas à nous sous forme d’un commandement rationnel n’est pas un devoir. De même il est impossible de déduire l’obligation morale d’un simple contrat. « C’est une plaisante chose à considérer, dit Pascal, de ce qu’il y a des gens dans le monde qui, ayant renoncé à toutes les lois de Dieu et de la nature, s’en sont fait eux-mêmes auxquelles ils obéissent exactement ; comme, par exemple, les voleurs, les soldats de Mahomet, les hérétiques, etc., et ainsi les logiciens. » Je ne nie pas qu’un contrat, même vicieux, suppose lui-même une loi primitive qui lie la conscience : mais cette loi qui explique le contrat ne saurait être expliquée par lui. La question revient donc toujours la même : d’où naît l’obligation ? M. Renouvier reconnaît bien, il est vrai, mais en passant, l’existence d’un jugement synthétique qui réunit, dans la catégorie de finalité, les idées de fin rationnelle et de devoir moral, attendu que, « toutes les fois que la raison envisage une fin comme devant être atteinte en vertu de ses lois, elle l’envisage en même temps comme devant être recherchée par l’appli-

  1. Morale, I, 78.