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beurier. — philosophie de m. renouvier.

comme il y a une solidarité sociale : chacun ruse plus ou moins avec la loi, car on est naturellement porté à trop attendre d’autrui et à ne pas donner assez du sien ; on s’accoutume ainsi aux petites injustices qui conduisent aux grandes ; au besoin, on invoque, pour s’excuser, des exemples et des antécédents, alors qu’on se fournit à soi-même et aux autres de nouveaux prétextes de mal faire.

Ni nous ne sommes parfaits, ni nous ne sommes en rapport avec des hommes parfaitement raisonnables et moraux. Nous avons tous nos défaillances, pour ne pas dire plus, et c’est précisément pourquoi la morale a sa raison d’être : elle serait inutile pour des êtres infaillibles ; elle cesserait même d’exister, si elle prétendait nous rendre impeccables. Elle suppose en nous une raison en puissance qu’il faut faire passer à l’acte sous des conditions de faillibilité, c’est-à-dire de liberté[1]. Ce n’est même pas assez dire : l’éthique ne suppose pas seulement des êtres libres, elle exige d’eux, pour se faire admettre d’eux, un acte de liberté, un effort personnel, qu’il n’est pas facile d’obtenir au milieu de la lutte des doctrines qui opposent les religions à la raison et divisent la raison contre elle-même. L’empêchement le plus grand de la science morale est dans les doctrines qui, jusqu’ici, ont prétendu en tenir lieu en s’appuyant sur telle ou telle révélation, ou sur telle ou telle métaphysique. Une seule philosophie peut fonder la vraie morale indépendante, et c’est le criticisme. « En effet, la thèse du criticisme est précisément la primauté de la morale dans l’esprit humain à l’égard de l’établissement, possible ou non, des vérités transcendantes, desquelles on prétendait jadis, inversement, déduire la morale. Le criticisme subordonne tous les inconnus aux phénomènes, tous les phénomènes à la conscience, et, dans la conscience même, la raison théorétique à la raison pratique[2]. » Ainsi, l’éthique est une science qui exige avant tout notre propre assentiment, et d’autre part elle doit être tout à la fois idéale et pratique et prendre position résolument sur le terrain de la guerre pour préparer et hâter l’avènement de la paix universelle.

Les philosophes les plus formalistes, Kant par exemple, ont été amenés eux-mêmes, sans qu’ils s’en rendissent toujours bien compte, à admettre une morale pratique de l’état de guerre, d’une part en distinguant des devoirs larges et des devoirs stricts, et de l’autre en introduisant au sein de la morale pure le droit effectif de contrainte. Ceci demande explication. Dans la théorie du devoir pour le devoir seul, lorsque la moralité ne dépend que de la forme et nullement de la matière de l’acte, lorsqu’on élimine tous les éléments

  1. Morale, I, 92.
  2. Id., id., 14.