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pas aux droits d*autrui. La vraie question se pose, au contraire, dans le cas où la soumission à la loi, le fait de dire la vérité, par exemple, entraîne le sacrifice répugnant de soi ou de ce qu’on aime, ou encore d’un bien commun, et cela non pas en vertu de la loi même, ne nous y trompons pas, mais par le fait que d’autres hommes manquent ou manqueront certainement à la justice. Elle est toute de savoir, si je suis tenu d’observer la loi vis-à-vis de ceux qui ne m’en imposent le devoir que pour se donner les moyens de la violer eux-mêmes. Il ne s’agit pas de se demander si la loi est générale, si la moralité peut admettre des exceptions, si l’idéal en matière de morale oblige ou n’oblige pas, s’il est permis d’obtenir le bien par le mal : tout cela est clair, et le moindre doute introduirait la perversité dans nos théories. Non, mais je me fonderai sur ce que la justice est de sa nature un contrat, et je nierai que la conformité de mes actes à la justice puisse m’être imposée au-delà du degré où je suis sûr de n’avoir plus de réciprocité à attendre dans le milieu moral où je me trouve. Je conviendrai que cette thèse, et on voit que je n’en dissimule pas les termes, est grosse de conséquences dangereuses ; mais la vérité n’est pas responsable de l’erreur, ou même du crime de ceux qui l’appliqueraient avec un esprit faussé ou un cœur corrompu. Il faut que je l’affirme hardiment ou que j’avoue que la justice est telle que les bons puissent devenir nécessairement les victimes des méchants, et qu’ainsi je confonde le Juste avec le Saint et n’admette, au fond, pour toute loi, que le sacrifice[1]. »

M. Renouvier vient de résumer lui-même, on ne peut mieux, l’esprit dans lequel a été conçue la Science de la morale. On voit que, sans se dissimuler les difficultés de sa tâche, sans même se faire aucune illusion sur les fausses interprétations qu’on pourrait donner de sa doctrine, il a essayé de formuler et de résoudre les questions morales dans toute leur complexité. En face des faits et au-dessus d’eux, il place l’idéal qui doit les gouverner, de manière à les améliorer, et à les amener à un état, où l’écart entre la théorie et la pratique de la vertu serait aussi faible que possible. Mais si l’idéal, que l’auteur appelle l’état de paix, est une loi devant laquelle s’incline toute conscience droite et honnête, force est de reconnaître que nous avons à accomplir notre devoir vis-à-vis de nous-mêmes et vis-à-vis des autres, dans un état de guerre, créé par la solidarité humaine, c’est-à-dire par un ensemble de mœurs, de coutumes, de lois, mêlées de bien et de mal, qui se réclament d’une longue tradition de violence et d’hypocrisie. Il y a aussi une solidarité personnelle,

  1. 4e Essai, p. 137.