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beurier. — philosophie de m. renouvier.

efficacité pratique. M. Renouvier a voulu faire une morale humaine. Je crois qu’il y a réussi, et que son livre restera.

Entendons-nous bien sur ce point, qui est des plus délicats. Il ne saurait être question pour notre auteur de sacrifier le devoir à des considérations d’opportunité ; mais, sans se subordonnera l’habileté, la moralité se doit à elle-même d’être habile, d’être politique, ou, pour mieux dire, d’être éclairée et de ne pas faire, au nom de la justice, le jeu des hommes de proie. C’est un fait que, dans le monde réel et historique, la justice perd son caractère rationnel ingénu. « L’homme pèche et se corrompt, fait ainsi pécher et se corrompre les autres. Les hommes corrompus corrompent la société, qui, en retour, corrompt les hommes. Quand le milieu est une fois fait, il existe une morale pratique, s’il est permis de la nommer ainsi, une coutume qui commande la fraude et la violence et qu’on s’efforce de concilier avec les vrais devoirs. Dans cette situation, dans le milieu social ainsi constitué, est-il encore possible à l’agent moral d’être moral, ou, si cela ne lui est plus possible,.quelle sera désormais sa règle et que veut de lui la raison, qui ne peut se vouloir elle-même tout entière ? » Doit-on, peut-on vouloir « que l’injustice de l’un triomphe jusqu’au bout de la justice de l’autre, et que celui-ci soit réduit à donner sa tunique après avoir été dépouillé de son manteau[1] ? »

Kant n’hésiterait pas à répondre que l’homme de bien, au risque d’être dupe, doit savoir se sacrifier à l’impératif catégorique, ce J’inclinerais souvent, dit M. Renouvier, au verdict de Kant, dans les cas particuliers, parce que la morale du monde est véritablement très-relâchée ; parce que les hommes sont trop portés à justifier les passions et à préférer le dévouement à la justice ; et qu’enfin l’ignorance de la loi, le mépris de la règle, et les sophismes tirés du fait et du succès composent le vice endémique universel ; il faudrait donc une casuistique rationnelle qui exigerait une analyse préalable plus fine et plus serrée que celle des moralistes, et dont les bases mêmes sont encore à établir. Je veux seulement constater que le principe absolu de Kant rencontre une opposition dans la conscience et une impossibilité dans l’application. Ce n’est pas de cela que je conclus qu’il est faux, mais je me suis mis sur la voie de le démontrer, en reconnaissant que la résistance émane ici du sentiment du juste. Otons, en effet, le cas du sacrifice personnel volontaire, qui peut se joindre à la violation de la loi. Le sacrifice ne peut pas être imposé, mais ne doit pas être non plus interdit, quand d’ailleurs il n’attente

  1. Morale, I, 310, 312.