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quemment que l’absence totale ou le manque d’énergie de la volonté tiennent à des causes pathologiques ; mais, souvent aussi, la volonté ne manque que parce qu’elle se manque, et ne se suffit pas parce qu’elle ne veut pas se suffire. Lorsqu’elle est entière elle peut aussi bien plier la machine à la liberté qu’à la servitude, en créant en nous l’habitude morale de s’élever au-dessus de toutes les habitudes routinières. On parvient à se donner le vertige mystique de l’anéantissement de la personne : on peut se donner tout aussi bien le vertige du libre vouloir, le vertige de la personnalité, si l’on peut appeler vertige une pleine possession de nous-mêmes qui dépend d’un effort soutenu pour nous maintenir dans un état de pleine et lucide raison.

L’analyse des faits de vertige nous montre en même temps quelle immense influence peut avoir l’éducation, si elle est bien dirigée, si elle apprend à savoir douter, à apprendre à douter des autres et de soi-même. » L’éducation ne crée pas la liberté, qui ne peut naître que d’elle-même et par elle-même, mais elle lui prépare le terrain sur lequel elle peut naître ; elle supprime les obstacles au lieu de les multiplier ; elle fournit des moyens préventifs contre toutes les sortes de vertige ; au lieu de mécaniser l’esprit humain, elle l’aide à s’affranchir. C’est là une tâche difficile, car pour bien diriger la volonté il ne faut pas seulement exercer le jugement individuel à ne pas subir outre mesure l’influence des opinions d’autrui et des coutumes : il faut se garder de ses propres habitudes, de ses préventions, de ses affirmations trop assurées. « Le vertige individuel, dit M. Renouvier, est encore plus dangereux que l’aveugle conformisme. » Pour remédier au mal, ce l’introduction des éléments des sciences expérimentales dans l’instruction primaire serait extrêmement désirable, non pas tant pour l’utilité de ces éléments en eux-mêmes, quoique très-grande, que pour celle d’une méthode qui enseigne, pour peu qu’elle soit présentée d’une manière passable, à se défier de sa propre ignorance et à ne pas s’en faire accroire à soi-même. » On ne saurait donc, qu’on soit d’ailleurs déterministe ou qu’on ne le soit pas, s’exagérer l’influence de l’éducation. « Soit qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas un libre arbitre au monde, il faut toujours reconnaître un ordre immense de déterminations suggérées, les unes nécessaires, les autres à tout le moins provoquées ; et il faut se rendre compte de ce que les représentants d’un peuple civilisé et instruit peuvent organiser de moyens d’éducation et de gouvernement pour lui, afin de former des caractères et de donner aux actes une direction morale et salutaire. C’est une providence sociale à établir[1]. »

  1. Psychologie, II, 38, et plus loin de 48 à 54.