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beurier. — philosophie de m. renouvier.

possibilité, encore moins leur réalité. Comment savoir, en effet, si le rôle indispensable des possibles dans le jeu de la représentation ne se fonderait pas, après tout, sur notre seule ignorance ? « L’intelligence humaine a tant et de si grandes lacunes ! Il s’en faut tellement qu’on puisse la prendre pour équivalente à la représentation en général ! Pourquoi tous les actes, tous les moments du devenir, en tout ordre de phénomènes, ne seraient-ils point liés par des lois, très-complexes sans doute et à nous inconnues, mais enfin par des lois analogues à celles que, sur la foi des sciences, on reconnaît pour fondements de la nécessité des changements physiques de l’univers[1]. » Que l’idée de possibilité et par conséquent de liberté naisse de notre seule ignorance, c’est ce que le calcul mathématique des probabilités parait démontrer, puisqu’il impose une loi au hasard lui-même, la loi des grands nombres. Elle s’énonce ainsi : « Étant données les probabilités de deux événements qui peuvent être amenés l’un ou l’autre un nombre infini de fois, si l’on considère un nombre d’épreuves suffisamment grand, la probabilité d’un partage de ces événements établi dans le rapport de leurs probabilités simples respectives diffère de l’unité de moins que d’une fraction désignée, si petite qu’elle soit[2]. » Cette loi se vérifie dans les jeux, dans les loteries, dans les produits, en apparence les plus libres, de l’activité humaine. C’est sur elle que se fondent les statisticiens pour prédire le nombre et la nature des crimes et délits qui vont se commettre par exemple, l’année prochaine, et les faits leur donneront raison. Or, s’il y a une loi de prédétermination des phénomènes appelés libres, peut-on encore, mathématiquement et logiquement, croire à la liberté ?

La difficulté n’est pas aussi grande qu’on pourrait le penser. « Ce qui trompe ici, c’est qu’on néglige de distinguer entre la détermination générale, collective, d’un certain nombre d’actes de telle nature et la détermination individuelle de l’un de ces actes en particulier chez l’agent ; c’est aussi que l’on ne tient nul compte d’un fait aussi important que peut l’être celui de la tendance des grands nombres à se fixer, je veux dire de l’existence non moins constante des écarts, qui ne permettent jamais de détermination qu’approximative, même portant sur le général… La démonstration mathématique de la loi se fonde sur ce que certains phénomènes simples sont des phénomènes dont la production et la reproduction sont également attendues, c’est-à-dire jugées également possibles[3]. » La

  1. Log. gén., II, 376.
  2. Id., 385.
  3. Science de la morale, II, 539 à 549. Log. gén., II, 431 ; Psych. rat., II, 94.