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gérard. — philosophie de voltaire

de duel entre les laïques et les clercs, comme si la querelle de l’Encyclopédie et de la Sorbonne[1] eût été toujours la grande affaire. Sans doute, ici encore, de même qu’à propos de la croyance, c’est le souci de la morale qui, chez lui, l’emporte ; par amour de la tolérance il eût sacrifié la foi ; par dévouement pour la paix, la liberté et la raison, il s’expose à méconnaître quelques-unes des lois et des nécessités de l’histoire. Mais Strauss, et, avec lui, Hettner, Hamann, Grimm, d’autres encore, ont été frappés du progrès que les études historiques doivent à des ouvrages, tels que « le Siècle de Louis XIV », et « l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. » En de tels livres, l’histoire devient une philosophie. Et, sur ce point, Strauss n’a pas hésité à comparer Voltaire avec Bossuet, Herder et Hegel. Il ne s’attache pas seulement à relever ce qu’il y a de nouveau dans la méthode : la place plus grande faite à la vie des peuples, à leur commerce, à leur industrie, à leurs croyances, à leurs arts ; le sens des changement par lesquels les siècles succèdent aux siècles, les âges aux âges ; l’attention accordée à mille détails que dédaignaient les anciennes chroniques : Strauss veut surtout marquer avec précision l’idée originale que Voltaire se faisait du mouvement qui entraîne l’humanité. Il l’oppose à Bossuet qui voit dans tout événement l’action de Dieu, un épisode du drame que joue la Providence ; à Herder, pour qui le seul Dieu est la nature, mais aux yeux de qui cette nature, elle aussi, est directrice, et poursuit à l’aide de ses forces propres, l’accomplissement d’un plan éternel ; à Hegel, qui remplace Dieu et la nature, par l’idée, par l’esprit qui suit, à travers le temps, les étapes sans fin du « devenir. » Voltaire, à son gré, n’introduit rien de pareil dans l’histoire, et n’y voit nul ordre préétabli, nul dessin préconçu. Il croit à l’esprit, assurément, et il l’avoue même, pour principal agent ; mais cet esprit agit sans règle, sans plan, comme livré à lui-même, au hasard et au caprice. Ou plutôt, dit Strauss qui, ici, emprunte une expression à Shakespeare, l’histoire du monde, d’après Voltaire, est une « pure extravagance ». Extravagance encore, le mot est le même qu’à propos de la religion. Et cependant, il n’est guère aisé de savoir comment le monde peu à peu avance, en dépit de mille accidents. Strauss cite lui-même cette phrase de Voltaire à l’occasion du supplice de Jeanne d’Arc : « Que les citoyens d’une ville immense, où les arts, les plaisirs et la paix règnent aujourd’hui, où la raison même commence à paraître, comparent les temps, et qu’ils se plaignent, s’ils l’osent. » Oui, tout est livré à l’aventure : et pourtant la civilisation marche. Strauss s’en tient à ces réflexions de Voltaire, et ne s’applique pas à les pénétrer

  1. Carlyle a bien aperçu cette tendance dans l’Essai sur les mœurs.