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vie ? Le dix-huitième siècle n’avait pas grande estime pour tout ce qui, dans la nature humaine, échappe à la pleine lumière de la raison ; il méprisait, comme des pouvoirs occultes, les instincts, les forces que la conscience n’atteint pas ; ou plutôt, pour lui, « l’inconscient » n’existait point. Strauss a éprouvé au contraire, avec le siècle présent, que ces agents mystérieux, obscurs, travaillent, en nous, aux pensées, aux sentiments, aux. croyances, qui, peu à peu, deviennent nous-même. Et ce travail caché, qui est comme l’assise sur laquelle s’élève noire vie, la volonté n’y peut rien, l’art ne saurait s’en mêler. C’est la nature, la sincérité même. Or, la foi est une de ses œuvres. C’est dire qu’il n’y entre ni préméditation, ni calcul. Il ne sert non plus à rien de prétendre avec Voltaire que, sincère peut-être à l’origine, la foi appartient vite aux politiques et aux prudents. Strauss sait que le même instinct qui agit dans l’homme agit aussi chez les peuples, à travers les siècles, et que rien ne dure sans lui. La religion, dans ses formules, dans son culte, est nécessairement imparfaite et limitée ; mais le besoin auquel elle répond est éternellement le même. D’où il résulte que l’étude critique d’une religion doit toujours épargner le sentiment, l’instinct sur lequel repose la foi, et sans lequel, à y réfléchir de près, l’étude elle-même serait impossible. De la sorte, la seule méthode, en exégèse, et dans la critique religieuse, c’est la sympathie. Loin de sourire ou de s’irriter à l’aspect de croyances qui ne satisfont plus l’esprit, puisse l’historien, qui s’en donne le spectacle, tenter un effort d’imagination et de sentiment pour croire lui-même ! Strauss a douté et nié, tout autant, et plus que Voltaire : mais, où Voltaire ne voyait qu’extravagances, contes bleus ou mensonges, il a vu, lui, légendes, mythes, croyances ; où Voltaire n’apercevait que fautes contre la raison raisonnante et délit contre les mœurs d’un siècle policé, il a aperçu, lui, les effets de l’instinct, de la passion et du rêve. C’est pourquoi l’un a combattu la religion, l’autre l’a analysée, l’un en a fait la satire, l’autre en a esquissé la science. Strauss qui a hérité, en Allemagne, de l’œuvre de Reimarus et de Lessing[1], comprend qu’il y ait eu un temps pour l’attaque. Mais sa pensée est allée plus loin : et il s’en souvient, alors qu’il cherche à apprécier Voltaire.

Strauss est plus libre, et plus à son aise, en ce qui concerne les idées de Voltaire sur l’histoire. Non pas que Voltaire s’y désintéresse de la lutte contre la religion et contre l’Église. Tout au rebours, le plus souvent, il semble réduire le passé de l’humanité à une espèce

  1. Strauss fait un rapprochement assez bizarre entre Lessing et le curé Meslier. L’un, dit-il, aurait joué le même rôle pour Reimarus, que l’autre pour Voltaire.