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gérard. — philosophie de voltaire

Albert Lange a bien compris qu’ici commence la réforme à laquelle Kant donnera un nom. « D’après Kant, écrit-il[1], l’existence de Dieu est le postulat nécessaire au fondement de la moralité. Et Voltaire pense que, si P. Bayle, qui croyait à la possibilité d’un État athée, avait eu seulement cinq ou six cents paysans à gouverner, il leur aurait fait immédiatement prêcher la doctrine des rémunérations célestes. C’est la même idée. » C’est celle que dès les « Lettres persanes » Montesquieu[2] avait émise, c’est celle où se résume l’œuvre entière de l’Aufklärung. La morale, qui fut la foi de ce siècle, ne pouvait conquérir l’autorité et l’empire que le jour où, loin d’être soumise à la volonté, à l’arbitraire de Dieu, ce serait elle, au contraire, qui s’imposerait à Dieu même. La morale se plaçait, de la sorte, au-dessus de la théologie. Elle était indépendante. Non pas, certes, au sens où le mot est pris aujourd’hui, puisqu’elle laissait subsister, et servait même à prouver l’existence de Dieu ; mais, du moins, les rôles étaient-ils intervertis, Dieu n’avait plus sur elle de pouvoir, c’était elle, presque, qui faisait, créait ou, pour parler comme Voltaire, inventait Dieu. Les Essays de Hume, la « Confession du Vicaire savoyard » de Jean Jacques, inspirés du même esprit, ont transmis à Kant la pensée de Voltaire. Un disciple de Kant[3], l’un des plus fermes et des plus sagaces, en fait foi.

IV

La morale n’est pas, ne saurait être une religion. L’Allemagne l’a éprouvé, lorsque Kant essaya vainement de réduire ses croyances à « l’impératif catégorique » du devoir. À peine la « critique de la raison pure avait-elle paru, Hamann, Herder et Jacobi se lèvent pour attester les droits méconnus, le privilège violé de la conscience religieuse. Ils ne pouvaient admettre cette religion dans les limites de la raison et de la moralité. Que devenaient les aspirations profondes, les sentiments mystérieux qui, à leur gré, sont à la racine de la croyance ? À la « critique » de Kant, à « l’idéal » de la raison pure, ils répondirent par la philosophie de la foi. Et ce furent eux, les premiers, qui donnèrent le signal de la réaction contre les doctrines de l’Aufklärung. Avec eux, de même, commença à s’emparer de la

  1. A. Lange, ouvrage cité (p. 304).
  2. Voici la phrase de Montesquieu : « Quand il n’y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer la justice, c’est-à-dire faire tous nos efforts pour ressembler à cet être dont nous avons une si belle idée, et qui, s’il existait, serait nécessairement juste. »
  3. A. Lange a presque fondé le néo-kantianisme.