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dans le besoin que l’homme a d’un Dieu. La hardiesse ne se découvre pas encore, n’est-il pas vrai ? Et de même, dans la question du mal, outre qu’il varie souvent au gré de son caprice, ou des événements quotidiens, l’auteur de « Candide » n’a rien avancé qui paraisse très-original. Pour disculper Dieu il n’a su, comme plus tard Stuart Mill[1], que l’affaiblir ; pour ne pas avoir à douter de la bonté suprême, il a préféré nier la toute-puissance divine. Y eut-il jamais philosophie plus pauvre, plus gueuse, « paupertina philosophia », selon l’expression que Leibniz applique à Locke ? Mais cherchez la pensée de derrière la tête. Il deviendra clair tout d’abord que les lieux communs de Voltaire trahissent la lassitude, le dédain, la défiance de la spéculation. Une dialectique si faible, chez un tel esprit, prouve du moins que la théorie pure, à ses yeux, le cède à la vie, au désir d’agir. Il n’est plus attentif qu’aux vérités pratiques ; il se laisse gagner à ce que la vie a de plus humain, de plus tolérant, de plus souple que l’idée. Puis sous l’influence de ce charme, toute sa pensée se transforme. Il lui paraît que loin de régir et dominer la vie, l’esprit doit au contraire se régler sur elle. C’est l’action qui prend le pas sur la pensée même[2]. Dès lors, ces vérités seules sont solides et durables, que la vie garantit et consacre. Il n’y a plus d’autre critère. Dût la suffisance et la prétention s’en étonner, rien ne vaut désormais, sans cette sanction de la pratique. Et si, sous le prétexte de cette méthode nouvelle, sont accueillis des arguments vulgaires, des banalités qui ne semblent avoir rien à faire avec une philosophie sérieuse, il faut encore se souvenir que la vie a ses « préjugés légitimes[3] » devant lesquels doivent s’humilier les plus fières exigences. L’action et la morale : à elles, tout est sacrifié. Aussi bien elles sont devenues les fondements, sur qui tout repose : la croyance même, et plus encore, l’objet de la croyance, Dieu. Oui, si l’homme croit qu’il y a du bien dans l’univers, et plus de bien que de mal, s’il croit à une providence, s’il croit, désire ou espère que la mort ouvre une autre vie, s’il croit que Dieu existe, c’est que, sans cette foi, il ne verrait plus de sens, plus de raison à sa propre vie. Dieu lui est nécessaire pour vivre. Dieu est non plus, comme le pensaient Clarke et Newton, le « sensorium » physique, l’espace, par lequel il communique avec le monde ; il est l’atmosphère morale que l’homme respire. La morale exige que Dieu soit.


Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer.

  1. Stuart Mill, Essai sur la religion.
  2. « One practical and living mind », a écrit Carlyle, loc. cit.
  3. L’expression, très-heureuse, est de Dumont (de Genève), le traducteur de Bentham.