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À vrai, dire, cette philosophie offre un contraste singulier ; et Strauss n’a pas manqué d’y insister, bien qu’il ait trop vite renoncé à en chercher le motif. Oui, la pensée de Voltaire, à qui la serre d’un peu près, réserve cette surprise ; que, très-spiritualiste en métaphysique et en morale, elle paraît être, en psychologie, ou mieux, en tout ce qui regarde l’analyse de l’âme et de l’esprit, plus voisine du parti contraire, plus favorable aux explications tirées des sens, du mécanisme organique, bref, de la matière. Cette disparate se rencontre déjà chez Locke qui, après avoir reconnu une « idée innée, » une seule, l’idée de Dieu, se demande si, au lieu de deux substances distinctes, l’âme et le corps, douées chacune de leurs attributs, la toute-puissance divine n’a pas plutôt créé une essence unique, la matière, avec deux modes, l’étendue et la pensée. Ce serait le spinozisme, sauf le Dieu créateur et extérieur au monde, de même que Leibniz[1], lui aussi, serait d’accord avec Spinoza, n’étaient les monades. Les successeurs de Locke n’ont fait qu’accuser davantage ce que Strauss appelle l’ « anomalie » d’une doctrine où sont juxtaposés, comme par caprice, deux systèmes contraires, le dualisme, en théologie, et (comment dire ?) le monisme, en anthropologie. Chez Hartley et Priestley[2], en Angleterre, chez Condillac, Destutt de Tracy et les idéologues, en France, à mesure que la distinction se creuse plus profonde entre l’univers et Dieu, l’unité s’établit plus entière, l’identité plus parfaite entre la sensation, qui est matière, et la pensée, qui est esprit. Imaginez à peu près l’homme, tel que le conçoit Spinoza, dans la création, telle que se la représentait Descartes, un être, le premier des êtres, sans âme distincte et sans liberté, dans un monde régi par la providence divine. N’est-ce pas presque comme une partie qui serait absolument différente du tout, comme un sujet qui n’aurait rien de commun avec les lois de l’État où il vit ? N’est-ce pas, pour reprendre la forte expression de Spinoza lui-même, comme « un empire dans un empire, » avec cette nuance cependant qu’ici il s’agirait de deux empires tout à fait opposés, et nécessairement ennemis l’un de l’autre ? Voltaire a suivi l’inspiration de Locke, il a obéi à la tendance de l’école : peut-être une science alors nouvelle, l’analyse de l’entendement humain, ne pouvait-elle se fonder qu’au prix de certaine violence qui l’émancipait ; peut-être aussi, l’avenir réservé à d’autres études, à la physiologie, par exemple, se laissait-il déjà pressentir, dès l’origine de ces recherches purement psychologiques ; peut-être enfin la contradic-

  1. Leibniz a écrit dans une lettre à M. Bourguet : « le Spinozisme serait le vrai, sans les monades. »
  2. Leslie Stephen, ouvrage cité.