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ANALYSESmatthew arnold. — La Crise religieuse.

sont fort émues de pareille audace[1]. Érasme a bien dit, à la vérité, dans un de ses plus profonds « Colloques » intitulé Epicureus[2], que le chrétien est le meilleur disciple d’Épicure, tant la possession de ses croyances le met en une joie sereine, inaltérable, que la mort elle-même ne saurait troubler ; mais découvrir, comme l’a fait Arnold, que les meilleurs garants de la foi sont la littérature et la science, jadis exécrées comme des hérésies, saisir jusque dans le sentiment religieux les racines tout humaines sur lesquelles il s’élève, retrouver jusque dans l’idéal chrétien le principe du divin et de l’humain, n’est-ce pas absorber la grâce dans la nature ? Le « Génie du protestantisme », s’il est permis de donner ce nom au livre d’Arnold, et le « Génie du christianisme » auront eu le même effet : appeler l’art au secours de la foi, c’est hâter la chute de la foi, c’est bannir peu à peu le divin de la conscience humaine. Il est vrai que l’esthétique reste alors pour recueillir l’héritage de la religion ; et en ce sens, Arnold obéit à la même inspiration que M. Renan, ou que David Frédéric Strauss. Dans Literature and Dogma, je retrouve en effet certaines idées éparses, soit dans la « Vie de Jésus », soit dans « l’Ancienne et la Nouvelle Foi[3]. » Peut-être Arnold a-t-il vu plus loin encore. Et lui, qui, dans la détresse contemporaine veut recruter des lecteurs à la Bible, peut-être a-t-il compris avec plus de précision et de force les tendances nouvelles qui se sont emparées de l’esprit humain. Dans les dernières pages de son livre, il semble prévoir un temps où l’art et la science deviendraient pour l’humanité ce qu’a été pour elle, jusqu’à présent, la foi religieuse : « Il ne me paraît pas impossible, écrit-il, que le génie aryen arrive à les traiter un jour, aussi sérieusement que les Sémites ont traité la justice et le devoir ». La haute culture intellectuelle serait la seule religion, avec Goëthe pour prophète. Mais Arnold a trop la science du désir, il a trop analysé la nature humaine pour se faire quelque illusion sur l’avenir. Il ne se permet ni les rêves, auxquels M. Renan s’abandonne dans les Dialogues philosophiques, ni les conjectures, que l’Allemagne aime à faire sur la religion future. Bien que solidement instruit de l’histoire et très-docile à ses méthodes, il ne reste pas toujours dans la catégorie du temps. Il a conscience qu’il est certaines réalités sur lesquelles le temps n’a guère de prise, et qui demeurent, ou à peu près, en un éternel présent. De ce nombre est la nature humaine qui, avant le paganisme, comme avant le christianisme, était déjà d’instinct païenne et chrétienne, qui n’a pas cessé d’être païenne, même après la chute du paganisme, et qui serait encore chrétienne, si le christianisme trouvait un successeur. En réconciliant, comme il l’a fait dans son œuvre, l’esprit païen qui est la nature, et l’esprit chrétien qui est la grâce, en

  1. Arnold a répondu aux objections qui lui avaient été faites dans un volume intitulé : God and the Bible.
  2. Érasme. (Colloquia, édition d’Amsterdam. 1650, p. 543-558.)
  3. Voir la dernière partie du livre de Strauss : Comment devons-nous ordonner notre vie ?