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ANALYSESmatthew arnold. — La Crise religieuse.

Matlhew Arnold a une place à part dans l’histoire intellectuelle de l’Angleterre contemporaine. C’est un Latin parmi les Saxons. Dans l’Introduction à la science sociale, Herbert Spencer le choisit comme le type du protestantisme à rebours, cette sorte d’esprit qui, au lieu d’épouser les préjugés de race, de sol et de patrie, montre au contraire une préférence singulière pour les préjugés d’un autre pays, d’un autre sol, d’une autre race. Arnold aime des races latines et de la France surtout, le sentiment de l’unité, de l’ordre, qui, en politique, attribue plein pouvoir à l’État, et fait de lui une personne morale, en littérature ou en art crée les traditions, le goût public, une haute magistrature de l’opinion, telle que l’exercent les académies. Au fond, Arnold est classique ; il est fils de la Renaissance. La culture littéraire, d’après le modèle antique, l’humanisme : son inspiration n’est’pas ailleurs. Le trait, à coup sûr, est original outre-Manche. Et quand, de plus, cet humaniste tourne vers la Bible une intelligence presque païenne, si j’ose dire, quand ce fils de la Renaissance veut se retrouver et se reconnaître encore dans le livre de la Réforme ; l’entreprise est la marque d’un esprit tout ensemble délicat et profond qui, par delà les apparences, a senti comment dans l’âme humaine tout se concilie, l’art et la foi, la nature et la grâce. Comme M. Renan, dont il a la souplesse et le charme, comme Newman[1], dont il a la pénétration insinuante et parfois la mystérieuse magie, Arnold a éprouvé, sans doute, et il fait comprendre l’affinité secrète qui mêle en nous, l’humain et le divin. Il a eu conscience du double instinct, esthétique et religieux, dont le nom, exact en son vague, est l’idéal.

Arnold a bien vu quel est aujourd’hui, en Angleterre, le sort de la Bible dans les différentes régions de l’esprit public. Interprétée littéralement par l’orthodoxie, bréviaire unique pour les actes qu’inspire encore le sentiment puritain, admise avec une tolérance quelque peu hautaine par les croyants du positivisme[2], minutieusement étudiée, questionnée, examinée (cross examination) par les rabbins de l’exégèse, délaissée par la foule des indifférents, ou ce qui est pis, condamnée par l’inimitié redoutable* du grand parti qui se recrute parmi les « sécularistes[3] » de Londres, de Manchester, de Birmingham et de Glasgow, la Bible n’a que des amis dangereux, des complaisants suspects ou des adversaires. Compromise par des défenseurs qui s’attachent trop à la cause du passé, violemment rejetée par les impatients qui tâtent la cause de l’avenir, où sera son refuge ? Matthew Arnold est de ceux, dont parlait le chancelier Bacon, que beaucoup de philosophie ramène, sinon

  1. Arnold, comme la plupart des esprits de l’Angleterre contemporaine, a été vivement frappé par les œuvres de Newman. Au dire de bons juges, il imiterait même, en certains points, sa manière et son style.
  2. Dans les lectures faites à la Positivist School de Londres, une place importante est toujours réservée à l’examen des deux Testaments.
  3. Voir les nombreuses conférences des sécularistes aux ouvriers, le dimanche, contre la Bible, déclarée « un livre mauvais et corrupteur. »