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naville. — hypothèses sérieuses

par exemple, le polythéisme religieux, luttant avec l’instinct de la raison, arrêtait le développement de la science de la nature. Lorsque Thalès observa l’action d’un aimant, il exprima sa pensée en disant que « la pierre d’aimant a une âme, » et, d’une manière plus générale, il affirma que tout est plein de dieux[1]. Cette conception de puissances attribuées aux éléments de la matière n’a pas été sans influence sur la théorie des formes substantielles et des causes occultes, contre laquelle la physique moderne a dû soutenir des luttes longues et ardentes.

Au moyen-âge, l’autorité de la tradition scientifique a lourdement pesé sur l’indépendance des recherches. À dater du xviiie siècle, par l’influence d’Albert le Grand, et plus encore de saint Thomas, cette autorité de la tradition s’est concentrée, et comme personnifiée en Aristote. On cherchait dans les textes d’Aristote, non-seulement des règles de logique et certains principes de métaphysique, ce que nous pouvons faire encore avec avantage, mais les principes des sciences naturelles. Son autorité s’est opposée alors, soit à l’étude directe de la nature, soit même à l’examen des doctrines de l’école de Pythagore, qui, sur plus d’un point, paraît avoir possédé des lumières qu’Aristote a méconnues, et qu’il a éteintes en les méconnaissant. Les textes du philosophe, comme on appelait alors le précepteur d’Alexandre, avaient en quelque sorte le rang d’axiomes, et l’on en déduisait les conséquences par la méthode a priori. Voici comment l’on raisonnait : « La lumière est-elle un corps ? Aristote dit que la lumière est une espèce de feu, or le feu est un corps, donc la lumière est un corps. » Cet exemple est textuellement extrait de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin[2]. Saint Thomas expose cet argument selon la méthode de ses contemporains ; mais il n’en admet pas la conclusion. Il définit la lumière a une qualité active qui résulte immédiatement de la présence d’un corps lumineux, » et il donne ses raisons pour combattre la doctrine qu’on déduisait d’un texte d’Aristote. La première est que la lumière occupe le même espace que l’air, et qu’un même espace ne peut être occupé par deux corps différents. La seconde est que la communication de la lumière est instantanée (c’était l’opinion régnante encore au xviie siècle) et qu’une communication instantanée ne peut être le transport d’un corps d’un lieu à un autre. Il se place donc en contradiction avec le philosophe ; mais cette liberté de la pensée était exceptionnelle ; elle l’était pour saint Thomas lui-même, fier esprit et puissant raisonneur, qui toutefois invoque souvent

  1. Aristote. Traité de l’âme. Livre I, chapitre 2, § 14, et chapitre 5, § 17.
  2. Partie I, question 67, article 2.