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rement du protoxyde d’azote qui devait être mortel d’après la théorie d’un médecin célèbre son contemporain. Dulong perdit un œil et un doigt en découvrant le perchlorure d’azote. Lavoisier, occupé de travaux d’optique, s’enferma, pendant six semaines, dans une chambre absolument sombre, afin de rendre sa perception des nuances de la lumière plus fine et plus délicate. L’amour de la science se joint souvent au zèle de la charité pour faire braver aux médecins les dangers de la contagion et les périls des épidémies. Ces occasions de courage proprement dit sont relativement rares ; mais il est certain que la paresse d’esprit nuit singulièrement aux progrès de la science, et que des vices de diverses natures engendrent la paresse. L’ordre moral pénètre dans l’ordre scientifique par une porte largement ouverte. Les désordres de la vie de Musset ont contribué à produire quelques-unes des beautés amères de sa poésie ; mais on ne saurait méconnaître dans son œuvre une foule de germes susceptibles de développements beaucoup plus considérables que ceux qu’ils ont obtenus, et qui ont été paralysés par le manque d’effort, résultat naturel des passions auxquelles s’abandonnait l’auteur. Il en est de même dans la science, bien que les savants soient généralement moins exposés que les artistes et les poètes, en raison de la nature même de leur travail, aux désordres qui ont si tristement compromis l’œuvre de Musset. Dans bien des cas, un homme ne découvre pas, par la faute de sa volonté, ce qu’il était capable de découvrir, par la nature de son intelligence.

Au travail nécessaire doit se joindre l’indépendance de la recherche. Le but de la science est l’explication des faits, et ses trois facteurs sont l’expérience, la raison et la spontanéité individuelle de la pensée. C’est ainsi que l’esprit humain doit parvenir à la connaissance de la vérité, dans la limite où elle lui est accessible, ou à ce que Bacon appelle, dans son langage figuré, « une union chaste et légitime avec les choses elles-mêmes[1]. » Il peut se former des autorités illégitimes qui s’interposent entre la pensée et la réalité, et arrêtent ainsi la formation d’hypothèses vraies, et même l’observation des faits, car l’esprit qui se repose dans l’erreur cesse de chercher la vérité. Ce sujet a été traité par Bacon, dans le cinquième livre de son ouvrage Sur la dignité des sciences, où il a étudié, sous le nom d’idoles, les diverses illusions qui s’imposent à l’esprit humain et vicient ses appréciations. Les autorités illégitimes créent des préjugés qui empêchent d’accueillir les idées vraies si elles se produisent, et qui les empêchent même de se produire. Dans l’antiquité,

  1. Production virile du siècle, à la fin.