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naville. — hypothèses sérieuses

passera, je l’espère, ce néologisme commode). Une supposition qu’on n’aurait aucun moyen de vérifier resterait toujours à l’état de simple conjecture. Il est des choses qui, par leur nature même, échappent à nos moyens d’investigation. On rencontre dans la Somme de saint Thomas d’Aquin nombre de questions de cet ordre que, non seulement une philosophie sage, mais même une théologie prudente n’aborderait pas aujourd’hui. Arrêtons-nous à des exemples plus rapprochés de nous. M. Claude Bernard conçoit l’espérance que les progrès de la physiologie permettront « de dévoiler, c’est-à-dire d’expliquer scientifiquement, l’influence réciproque du moral sur le physique et du physique sur le moral[1]. » On pourra sans doute constater, avec une précision toujours plus grande, les rapports de ces deux éléments de la nature humaine ; et nul ne saurait assigner des bornes aux progrès qui pourront être faits dans ce sens ; mais si l’on croyait arriver, non pas à déterminer ces rapports, mais à les expliquer dans leur mode, on se livrerait à une espérance décevante. C’est un cas dans lequel on peut concevoir le pourquoi, tandis que le comment est placé en dehors de toute étude possible. L’identité du physique et du moral est une hypothèse impossible, les suppositions relatives au mode d’union de ces deux éléments sont invérifiables. « Non-seulement la pensée n’est pas explicable à l’aide de ses conditions matérielles, dans l’état présent de nos connaissances, mais elle ne le sera jamais[2]. » L’ordre physiologique et l’ordre psychologique sont séparés par un infranchissable abîme. Sur cet abîme, les ingénieurs de la science ne sauraient jamais jeter un pont.

On peut citer encore comme l’objet d’hypothèses qui échappent à toute vérification la question de savoir s’il se crée actuellement de la matière. Les analyses chimiques ont démontré que, dans la limite de notre expérience, aucun élément de matière ne paraît ni ne disparaît. Le gland ne crée pas la substance du chêne, substance qui est empruntée en totalité aux éléments du sol et de l’atmosphère, et quand le bois du chêne disparaît dans les ardeurs du foyer, son poids se retrouve tout entier dans les cendres et dans les éléments de la flamme et de la fumée. De ce fait, bien établi dans la limite de notre expérience, on n’a pas le droit de tirer comme on le fait souvent l’affirmation générale qu’aucune matière nouvelle n’intervient dans l’univers. Plusieurs de nos contemporains érigent cette affirmation en axiome ; ils ont tort. Le résultat d’une création de matière, hors des limites de notre expérience, serait, si la loi de la gravitation est

  1. Rapport sur les progrès de la physiologie générale en France, page 91.
  2. Du Bois-Reymond. Dans la Revue scientifique du 10 octobre 1874.