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noumène ou substance dont il avait conservé dans sa critique (de la raison pure) le sens métaphysique absolu. »

La contradiction n’est pas dans l’opposition des deux critiques : elle est dans l’hypothèse même par laquelle Kant prétend concilier les exigences des lois spéculatives avec celles de l’impératif catégorique : elle est dans l’hypothèse d’un « noumène », d’un être en soi posé tout à la fois comme possible et comme inconnaissable, de telle manière que la raison pratique puisse l’affirmer, sans que la raison pure ait le droit de le nier. On sait que c’est au moyen de ce noumène que les antinomies les plus importantes sont résolues dans la doctrine kantienne. Ainsi la thèse de la nécessité absolue, du déterminisme le plus complet, est vraie dans l’ordre phénoménal. Celle de la liberté serait vraie également ou pourrait l’être sans absurdité dans l’ordre nouménal. Mais qui ne voit que cette solution est illusoire ? À ce compte, la loi morale, sur laquelle cependant on se fonde pour établir la liberté, ne sera la loi morale que du monde des noumènes, sans influence possible sur celui des phénomènes où se déroulent les actes généralement appelés vertueux, méritoires, et qu’il faudrait, dans l’hypothèse, considérer comme nécessités, c’est-à-dire comme étrangers à toute moralité. Lorsque nous parlons de la liberté humaine, nous parlons de la liberté de l’homme qui nous est connu, de l’homme qui est placé dans le temps et dans l’espace et non de la spontanéité d’un être qui échappe’à toute connaissance. Non-seulement la liberté nouménale n’explique pas la responsabilité, elle la supprime et elle supprime par cela même la loi morale. On ne sort des antinomies que pour tomber dans l’inintelligible.

M. Renouvier, auquel je reviens, va plus loin encore. Ce n’est pas seulement dans l’inintelligible, c’est dans le néant, selon lui, que nous conduit la désastreuse conception du noumène que Kant faisait à l’ancienne métaphysique au moment même où il venait d’abattre les faux dieux en établissant la loi de la relativité de la connaissance. Kant essaie d’esquiver la difficulté en ces termes : « Nous ne connaissons point d’objets en soi, mais nous en pensons de possibles. De cette pensée, de cette possibilité, des motifs pratiques peuvent nous engager à passer à l’affirmation de la réalité, si toutefois elles n’impliquent pas contradiction. » M. Renouvier, fort de la logique du criticisme, répond avec raison : « Voilà qui est bien ; définissons maintenant les termes. Comment ne pouvons-nous connaître un objet en soi ? En ce que l’inconditionné ne peut absolument pas être conçu sans contradiction. Et comment, sans contradiction, pouvons-nous le penser ? En admettant que la contradiction provient de ce que nous appliquons nos modes de représentation, les règles de notre