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« dehors de moi. » Mais Kant oublie que la catégorie de la permanence ou de la substance est une forme subjective, un concept de l’entendement ; et que « dans le pur concept d’une chose aucune marque de l’existence ne saurait être saisie. » Les intuitions empiriques ont seules un rapport immédiat à l’objet ; seules elles font la réalité des concepts, qu’on en tire à l’aide des catégories. Mais, si nous demandons que sont au fond ces intuitions, Kant répond qu’il n’y faut voir que « des modifications de notre faculté intuitive, qui peuvent même varier suivant la diversité des individus. »

Nous demeurons donc toujours enfermé dans la pure subjectivité.

II. l’objet transcendantal. Nous venons de constater l’impuissance de Kant à saisir immédiatement par la perception une réalité objective : mais peut-être que la perception, c’est-à-dire l’intuition empirique pourrait bien être rapportée à quelque chose d’indépendant du sujet, ce qui assurerait au phénomène subjectif, mais d’une manière indirecte, une sorte de réalité objective de seconde main. Le concept de l’objet transcendantal doit servir à ce dessein. Il marque comme la limite (Grenzbegriff) où expire le pouvoir de nos facultés représentatives ; mais, en même temps, il nous permet d’affirmer la réalité d’un objet, indépendant du sujet, pour toutes nos représentations empiriques. Cet objet ne tombe pas sous l’intuition sensible, n’est, par conséquent, qu’une chose pensée (Gedankending), qu’un noumène ; et nous ne pouvons lui appliquer aucune des catégories. Comme concept purement négatif, le concept de l’objet transcendantal est inutile et contradictoire ; en tant que concept positif, il ne nous est permis d’affirmer ni qu’il réponde à une réalité en dehors du sujet, ni quelles sont les propriétés de cette réalité transcendante. — En résumé, Kant ne réussit pas mieux à sortir du moi par la doctrine de l’objet transcendantal, que par ses précédentes théories sur la perception empirique. Il n’a établi qu’une seule chose : c’est que la perception sensible paraît être la manifestation phénoménale (Erscheinung) d’une chose en soi, bien qu’elle ne soit, au fond, qu’une apparence (Schein), sans autre réalité qu’une réalité purement subjective. — Nous trouvons encore dans cette doctrine de l’objet transcendantal une autre erreur grave, que Schopenhauer a fort bien relevée et évitée pour son propre compte. Kant, dominé par ses réminiscences leibniziennes, ne comprend pas qu’il ne peut y avoir d’objet sans sujet, par conséquent d’objet en soi. Il est contradictoire, en effet, que je puisse penser autre chose que ma propre pensée. La pensée ne peut sortir hors d’elle-même : elle est absolument impuissante à saisir l’être immédiatement. « Le réalisme naïf croit sans doute, observe spirituellement M. de Hartmann, que la pensée a le nez sur l’être, comme un ignorant, qui regarde à travers un télescope, s’imagine que la lunette a eu la vertu de rapprocher les objets assez près de lui » pour lui permettre de les voir plus gros : tandis que l’homme instruit sait très-bien qu’il ne perçoit toujours dans la lunette que l’image fixée sur le verre des choses éloignées.