Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, III.djvu/260

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
250
revue philosophique

C’est une application toute abstraite des mathématiques. Mademoiselle de Launay, dans ses Mémoires, parle d’un jeune homme qui lui donnait souvent la main pour la reconduire le soir à son couvent : « Il y avait, dit-elle, une grande place à passer, et dans les commencements il prenait son chemin par les côtés de cette place. Je vis alors qu’il la traversait par le milieu : d’où je jugeai que son amour était au moins diminué de la différence de la diagonale aux deux côtés du carré[1]. » Le rapprochement est spirituel, mais il n’y a pas là en germe un moyen bien précis de mesurer l’amour.

Or, à mon sens, il y a une confusion regrettable et dans les choses et dans les mots, à venir parler de sensations de temps et de sensations d’étendue, et d’inventer pour les désigner le terme de sensations extensives[2]. Je m’étonnerais fort que la loi logarithmique leur fût applicable, et, si même elle l’était, je ne pense pas qu’elle fût susceptible de la même interprétation que celle qu’on lui donne quand il s’agit des sensations de lumière et de son, de température et de goût. Comment, en effet, mesurons-nous l’étendue ? S’il est question, par exemple, de la distance entre deux localités, je ferai le trajet, et le nombre de mes pas ou le temps que j’aurai mis à le parcourir m’en fournira une mesure suffisante. Pour que cette mesure soit relativement exacte, il ne faut évidemment pas que la distance dépasse mes forces, car je pourrais estimer la dernière lieue au double ou même au triple de la réalité. Il va de soi que cette évaluation doit se faire dans des conditions à peu près égales depuis le début jusqu’au terme du chemin. L’étendue s’est donc mesurée par le mouvement, et le mouvement c’est la manifestation extérieure du déploiement de la force. Je ne veux pas reproduire ici l’explication que j’ai donnée[3] de l’origine en nous de la notion du mouvement : cela m’entraînerait trop loin. Je rappelle seulement que j’ai fait voir comment de la notion du mouvement dérivent celles de durée, de temps, de vitesse, de distance, de direction, de situation, d’espace et de forme, toutes notions auxquelles j’ai donné le nom de cinématiques. J’ai montré aussi que la source de toutes ces notions se trouve dans la motilité, c’est-à-dire dans la faculté que nous possédons, ainsi que les autres animaux, de nous mouvoir en ayant le sentiment de l’effort que nous déployons à cet effet ; c’est ce qu’on désigne parfois par un mot

  1. Villemain, Tableau du xviiie siècle, 1827, onzième leçon.
  2. Bien mieux, j’avais déjà dans mon Étude psychophysique, p. 7. fait remarquer que le terme de sensation de fatigue était impropre, que la fatigue était l’objet d’un sentiment, et que, si je m’exprimais parfois autrement, et notamment dans le titre même de l’œuvre, c’était pour simplifier le langage.
  3. Théorie générale de la sensibilité, p. 88, sqq. ; et la Psychologie comme science naturelle, p. 91 et suiv.