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saires la croyance à l’efficacité de la grâce et au salut gratuit, dogmes chers à l’Église évangélique, mais absolument contraires à l’esprit comme à la lettre du criticisme.

La vérité est que l’auteur de la Religion absorbe complètement la foi religieuse dans la foi morale : le mal radical n’est que la constatation de la faillibilité humaine ; l’obligation de la régénération, de la renaissance, n’est que le devoir de se conformer continuellement à la loi morale, à l’idéal divin qui est incarné en chacun de nous, et qu’à ce titre on a le droit d’appeler le Verbe de Dieu. Quant à la conception de l’Église universelle, de cette Église qui n’aura ni temples, ni autels et où chacun sera en même temps prêtre et fidèle, qu’est-ce autre chose, sous un nom différent, que l’idée de la « république des fins, » si magnifiquement exposée dans la Critique de la raison pratique ?

La pensée de Kant est plus claire encore, lorsqu’il compare ou oppose la vraie, l’unique religion aux diverses religions positives en général et au christianisme en particulier. Toutes les religions positives, — si toutefois on peut donner le nom de religions à ce qu’on devrait appeler des croyances, des fois — sont également bonnes et mauvaises à ses yeux. Toutes les confessions, dit-il, sont honorables à titre d’essais humains pour réaliser le royaume de Dieu sur la terre, à titre de « véhicules » de la religion morale ; elles méritent toutes le même blâme, du moment qu’indépendamment de la moralité elles admettent et préconisent des moyens extérieurs de plaire à Dieu : sous ce rapport il n’y a pas de différence essentielle entre le culte le plus grossier et le plus raffiné. Il faut aller de la vertu à la grâce, non de la grâce à la vertu ; il faut chercher la religion en nous, non hors de nous : sinon l’on tombe dans l’illuminisme, dans la superstition, dans la magie ; on met la foi historique au-dessus de la foi morale, les pratiques du culte au-dessus de la pratique des devoirs : on ne cherche plus à être le fidèle serviteur de Dieu, mais à en devenir le favori en balbutiant des prières, en assistant à de vaines cérémonies, en se confessant in extremis, en attachant aux sacrements une valeur morale qu’ils ne sauraient avoir, en sacrifiant enfin l’autonomie de la volonté aux décisions du clergé. Or le clergé, sentant son autorité, se dispense bientôt de l’examen de la raison, de la science même, et on arrive ainsi à ce gouvernement du prêtre qui accompagne nécessairement le fétichisme et existe partout où une foi positive et despotiquement arrêtée forme le fond de la religion ; on arrive à ce « cléricalisme » qui se retrouve dans toutes les formes d’organisation ecclésiastique et qui est un danger réel pour l’indépendance de l’État, puisque le gouvernement de celui-ci est composé de laïques. Dans un autre ouvrage que celui sur la Religion, dans l’écrit sur les Lumières, Kant avait déjà déclaré que le devoir de l’État est d’assurer la liberté religieuse, que son droit est d’exercer la police extérieure de l’Église, d’empêcher les ecclésiastiques de prendre aucune influence politique et de veiller à ce que l’opposition des Églises ne dégénère pas en guerre civile. Quant