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ANALYSESbridel. — La Philosophie de la Religion.

de l’homme. » La Religion ne fait que préciser cette idée en montrant que le mal moral ne peut résider ni dans la sensibilité ni dans la raison de l’homme, mais dans le rapport mutuel où elles se trouvent. Il consiste en ce que, au lieu de soumettre la sensibilité à la loi morale, l’homme soumet la loi morale aux conditions que pose la sensibilité et prétend encore, dans ces conditions-là, obéir à la loi morale ; mais il est clair qu’il la viole et le mensonge intérieur de l’homme à soi-même est l’un des plus sombres côtés de sa" corruption:un tel mal est radical, car il empoisonne la source même de toutes nos actions. Ce mal radical fait partie de la nature de l’homme, puisque nul n’en est exempt, il est inné puisqu’il se trouve à l’origine même de la vie morale et, en ce sens, c’est un péché originel et universel; mais il n’est nullement un héritage, car toute faute est personnelle et résulte d’un acte libre. C’est ce que M. Bridel explique fort clairement (page 143).

Toute cette théorie se réduit à ces trois points : 1° Il n’y a pas de faute morale dans l’état d’innocence ni dans l’état de sainteté ; 2° la faute morale est le propre d’une nature portée au bonheur par sa sensibilité et au bien par l’idée du devoir, capable de choisir entre l’un et l’autre par sa liberté, et par suite responsable ; 3° l’homme étant naturellement faillible et peccable ne peut aspirer qu’à la vertu militante : le devoir lui coûte toujours un effort pénible et c’est pourquoi il est originellement disposé soit à se soustraire à la loi morale, soit, mieux encore, à essayer de ruser avec elle et de se donner des prétextes spécieux de s’abandonner à ses penchants. Dès que la loi inflexible et austère du devoir lui apparaît, sa première tentation est de l’éluder et c’est ainsi que l’éveil de la raison, la première manifestation de la liberté et la naissance du mal moral sont des termes inséparables.

Nous ne voyons rien là qui ne soit contenu très-explicitement dans l’analyse du concept de l’impératif catégorique. Les dates prouvent d’ailleurs, que Kant, au moment où il a écrit la Critique de la raison pratique, était en pleine possession de sa théorie du mal : il n’est donc pas juste de prétendre, comme le fait M. Bridel, que la Religion offre un élément que l’on ne trouvait pas encore dans les trois Critiques et que l’ordre chronologique donne la clef « d’une transition qui a été presque complètement méconnue jusqu’ici. » Il n’est pas plus juste d’ajouter que « ce sérieux moral sincère, qui inspire la vie et les écrits de Kant, est incontestablement un élément chrétien. » On ne comprendrait guère alors pourquoi « sur ce sol chrétien Kant a élevé non point une cathédrale, mais plutôt une imitation du portique de Zenon, » et encore moins comment « c’est la philosophie kantienne qui est la source principale et la plus systématique de l’idée de la Morale indépendante, idée qui remue à l’heure qu’il est l’Église réformée presque tout entière. »

C’est faire violence à Kant que de vouloir le transformer en un théologien inconséquent qui, après avoir emprunté au christianisme l’idée du mal radical, se serait refusé à en faire sortir comme corollaires néces-