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Arrivons à la seconde partie du travail de M. Bridel : c’est une analyse détaillée, minutieuse, de la Religion dans les limites de la simple raison. La Religion (on nous permettra cette abréviation) est le dernier des grands ouvrages de Kant : ce livre est peu connu en France ; il en a paru une traduction de M. Trullard, qui est épuisée, si nous ne nous trompons ; on trouverait aussi difficilement l’abrégé fort fidèle que M. le docteur Lortet a traduit de l’allemand et que M. Francisque Bouillier a fait précéder d’une large et brillante introduction. En Allemagne l’œuvre de Kant a soulevé de nombreuses controverses : au début elle avait grandement indisposé le roi Frédéric Guillaume II et son ministre Wœlner qui accusaient l’auteur de : « s’être servi de sa philosophie pour dénaturer et déprécier plusieurs doctrines fondamentales de la sainte Écriture et du christianisme. » D’autre part cet écrit fut considéré par nombre de contemporains comme un retour à la scolastique et à l’ancienne orthodoxie : Erdmann nous apprend que plusieurs des amis du vieillard secouaient tristement la tête après cette publication. Ces jugements contradictoires, qui se sont bien des fois reproduits depuis 1793, ont leur explication dans les formes bibliques dont Kant enveloppe souvent sa pensée, pensée très-nette au demeurant, et très-ferme.

La vraie religion, si on la distingue des différentes formes plus ou moins parfaites qu’elle a revêtues, c’est-à-dire des différentes religions positives, consiste essentiellement à ses yeux dans la triple croyance : à la perversion radicale de l’homme ; à la nécessité et à la possibilité d’une régénération totale, d’une renaissance complète ; à l’obligation de travailler en vue du triomphe de la véritable Église, en vue de l’avènement du royaume de Dieu sur la terre. Si nous traduisons ces formules en langage purement philosophique, nous n’y trouvons que le développement des principes posés dans la Critique de la raison pratique ; mais procédons par ordre : nous n’insisterons, du reste, que sur la théorie du « mal radical ».

M. Bridel voit dans l’idée du mal radical l’idée maîtresse de la théorie kantienne de la religion : il en recherche curieusement l’origine dans l’Idée d’une histoire universelle, les Commencements probables d’une histoire de l’humanité, et le Mauvais succès de tous les essais philosophiques de Théodicée. Il n’a pas de peine à prouver, textes en main, que le problème du mal, surtout du mal moral, est l’un de ceux qui ont le plus constamment préoccupé le père du criticisme. Dans l’Idée d’une histoire universelle, ouvrage qui a précédé de quatre ans la publication de la Critique de la raison pratique, Kant explique déjà la chute par l’éveil de la raison, c’est-à-dire par le passage de l’état d’innocence à l’état de moralité ; dans les Commencements probables d’une histoire de l’humanité, qui ont paru en 1786, également avant la Critique de]la raison pratique, qui est de 1788, il écrit : « l’histoire de la nature commence par le bien, parce qu’elle est l’œuvre de Dieu ; l’histoire de la liberté commence par le mal, parce qu’elle est l’œuvre