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ANALYSESbridel. — La Philosophie de la Religion.

tifie avec la raison pratique elle-même, elle n’est plus qu’une nécessité interne appartenant à l’essence de l’être rationnel, de sorte que tout être étant libre en soi, tout pris en soi est moral et l’on ne conçoit plus ni la distinction du bien et du mal, ni la responsabilité. Ainsi Kant admet-il bientôt une diversité morale parmi les caractères nouménaux des divers individus humains : « un autre caractère intelligible, dit-il, aurait amené un autre caractère empirique. » Donc « caractère libre » finit par signifier non plus nécessairement, « caractère moral », mais « caractère capable d’être moral. » De là une nouvelle conception de la liberté, qui devient la liberté de choix et qui n’est plus la loi du monde des noumènes, mais « une faculté de choisir, placée au point de rencontre et de lutte du moral avec le monde phénoménal. »

M. Bridel ajoute : « il faut nécessairement faire un pas de plus encore et accorder, contrairement à l’idéalisme transcendantal, que le monde phénoménal possède une existence réelle, car il ne saurait y avoir lutte entre l’être et le paraître ; l’apparence et la réalité ne sauraient se disputer le même terrain. En mettant la loi morale et les mobiles naturels sur deux plans absolument distincts, l’idéalisme de Kant rend tout conflit impossible entre eux. Dès lors, s’il y a bien réellement conflit, l’idéalisme est par là même démontré faux. » La difficulté est grosse : on ne peut nier que la loi morale ne s’impose à notre volonté sous forme de devoirs spéciaux, contingents, relatifs à des êtres phénoménaux, d’où la nécessité d’accorder que la liberté joue son rôle dans le monde même de la nature et non pas seulement hors de lui ; sinon il n’y aurait point pour nous de devoirs réels, partant point de loi morale. Ce qui est plus impossible encore, dans ce système, c’est d’admettre l’influence inverse, l’action du monde sensible sur la liberté morale, et cependant Kant reconnaît que les faits extérieurs, les dispositions naturelles, les habitudes acquises, l’éducation, la législation civile peuvent être favorables ou défavorables à l’accomplissement du devoir, non que ces circonstances puissent jamais produire par elles-mêmes des actes « moraux », — les actes conformes au devoir qui ne sont pas faits par devoir sont tout simplement « légaux » — mais en annulant ou diminuant la résistance que la nature oppose à la loi morale, elles permettent à celle-ci de se déployer et de triompher. Leur influence sur la volonté n’est pas directe, soit ; pour être indirecte, en est-elle moins réelle ? M. Bridel ne le pense pas. Pour toutes ces raisons il estime que l’idéalisme, forcément inconséquent avec lui-même, est incapable d’offrir un terrain solide à la morale.

Dans toute cette argumentation M. Bridel a usé d’un droit qui lui appartient incontestablement, celui d’opposer le criticisme au dogmatisme de Kant. Mais en étant plus kantien, plus criticiste que Kant lui-même, donnerait-on prise aux mêmes reproches ? C’est une discussion que nous ne voulons pas soulever ici, dans un simple compte-rendu, mais qui aurait peut-être dû trouver place dans la thèse de notre auteur.