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ANALYSESbridel. — La Philosophie de la Religion.

métaphysique, dont le plus clair résultat serait de faire douter de la raison, si l’existence de la raison n’était attestée jusque par les écarts du raisonnement. Mais s’il est contradictoire de vouloir connaître ce qui n’est et ne saurait être un objet de spéculation, il ne l’est pas, d’admettre l’existence de réalités supérieures aux apparences sensibles, de noumènes absolument indéterminables, qui n’en contiendraient pas moins la raison d’être des phénomènes. Rien qu’au point de vue spéculatif, cette supposition a l’avantage de nous aider à comprendre la possibilité logique de résoudre les principales antinomies. Au point de vue pratique, l’avantage est tout autrement grand, puisque nos croyances et nos espérances peuvent légitimement s’ouvrir libre carrière, à la condition de ne se donner aucun caractère ni scientifique ni anti-scientifique : ni scientifique, puisque le croyable est hors du connaissable ; ni anti-scientifique, car les vérités dûment établies par la science s’imposent à tout esprit qui ne veut pas renoncer à la pensée.

Ces principes une fois posés dans la Critique de la raison pure, Kant démontre ou essaie de démontrer dans la critique de la Raison pratique que les idées morales, précédemment soustraites aux attaques de la spéculation, comme appartenant à l’ordre nouménal, sont nécessairement « postulées » par l’impératif catégorique et par l’idée du bien suprême qui n’en serait qu’un corollaire. Ainsi on est « moralement » conduit à croire à la liberté de l’homme, à l’immortalité de l’âme et à l’existence de Dieu, non que cette triple croyance soit en « lie —même un devoir, mais parce qu’elle découle de la loi morale comme seule explication à nous possible de ce que celle-ci réclame. On peut être tout à la fois absolument athée et parfaitement homme de bien, comme Spinoza, mais c’est, dit Kant, qu’on méconnaît les légitimes conséquences de l’idée du devoir : car en vertu.de la nécessité rationnelle de la réalisation du souverain bien, c’est-à-dire de l’accord de la vertu et du bonheur, il faut admettre, que Dieu, par des moyens d’action aussi inintelligibles que sa nature, est le créateur et l’ordonnateur de l’univers, que le monde est téléologiquement constitué en vue d’un but moral, et qu’une insondable providence gouverne la nature et préside au progrès social en dehors du temps et de l’espace. Donc, ni la science ne condamne la foi morale, ni la foi morale ne contredit la science, grâce à la distinction des phénomènes et des noumènes.

Les différents points que nous venons d’effleurer, d’autres encore, sont longuement développés par M. Bridel dans la première partie de son travail ; nous ne pouvons reprendre avec lui en détail l’exposition des thèses et anti-thèses de Kant : voyons seulement ses grosses objections contre le criticisme de la Raison pratique.

D’abord, dit-il, les trois postulats de la raison pratique sont de valeur très-inégale. Seule la liberté se déduit du concept de la loi morale. L’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu n’ont d’autre soutien que l’idée du bien suprême, et ce soutien est singulièrement fragile : si, en effet, par une suite inévitable de la limitation de notre