Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, III.djvu/148

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
138
revue philosophique

et il redit à satiété qu’il n’y a dans le monde que les individus qui possèdent la réalité et l’actualité de l’existence. Bacon lui emprunte même littéralement cette dernière formule : « Licet enim in natura nihil vere existat præter corpora individua, edentia actus puros… etc.[1]. » Ce n’est certes là ni refondre, ni rajeunir la métaphysique d’Aristote, mais la rééditer en l’affaiblissant et en se dispensant de citer l’auteur. Les réminiscences aristotéliques abondent chez Bacon. A-t-il su que c’étaient des réminiscences ? Si l’on soutient que non, nous poserons le dilemme suivant : ou bien Bacon n’a connu Aristote qu’indirectement, par la scholastique, et alors comment dit-on que l’adversaire qu’il combat directement, de toutes ses forces, sur tous les points, c’est toujours Aristote, uniquement Aristote ? Ou bien Bacon a connu Aristote de première main, dans les textes, et alors, comment expliquer qu’étant son adversaire juré et a un Anti-Aristote vivant, » il ait laissé échapper tant de bonnes occasions de ne pas ressembler à cet objet de son aversion philosophique ?

De même que, par plus d’un trait, la forme chez Bacon est semblable à la cause formelle d’Aristote, de même elle est d’intuition rationnelle et au-delà des méthodes expérimentales.

Bacon entend à la fois par le mot forme la loi suprême des phénomènes d’un même genre et une certaine puissance de produire les phénomènes conformément à cette loi. Dans l’un comme dans l’autre sens, la forme est, d’après lui, au-dessus de ce qu’il nomme la pure expérience : experientia nuda.

Le texte où la forme est identifiée avec la loi est des plus remarquables et doit être littéralement reproduit : « Licet enim in natura nihil vere existat præter corpora individua, edentia actus puros individuos ex lege ; in doctrinis tamen, illa ipsa lex, ejusque inquisitio, et inventio atque explicatio, pro fundamento est tam ad sciendum quam ad operandum. Eam autem legem, ejusque paragraphos, formarum nomine intelligimus…[2]. » Voilà sans doute trop d’idées sous un seul mot. Peu importe toutefois ; c’est la signification prédominante qui est à noter, et elle réside dans la complète assimilation de la forme et de la loi. Or, souvenons-nous que, chez Bacon, la loi c’est l’axiome. Les bons, les vrais axiomes sont les axiomes moyens qui tiennent le milieu entre l’abstraction outrée et l’expérience nue. Il n’y a que les axiomes infimes qui touchent immédiatement à l’expérience nue, et ceux-là, la science les laisse au bas degré où elle

  1. Novum Organum, lib. II, § II, t. II, p. 84.
  2. Novum Organum, lib. II, § II, t. II, p. 84.