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Ch. lévêque. — françois bacon métaphysicien.

pas des objets que saisisse directement l’expérience : le philosophe ne s’y élève qu’au moyen de l’induction métaphysique. Bacon se fait donc illusion quand il se persuade que sa physique abstraite est distincte de la métaphysique. Certes elle est encore fort en deçà de l’idée leibnizienne ; mais elle est déjà quelque chose de cette idée.

Sur ce point, les textes du Novum Organum sont encore plus instructifs, Bacon y reprend, au degré d’insistance et de profondeur dont il est capable, la question de la matière. La substance élémentaire des corps l’intéresse peu en tant que substance : il en redoute même l’étude qui dans le passé a été vaine. Loin de prescrire au philosophe de la nature de pousser dans ce sens, il lui recommande, au contraire, de ne point vouloir enfoncer jusqu’à l’atome et de s’arrêter aux particules vraies telles qu’on les trouve. Ce qu’il propose aux savants qui viseront à maîtriser la nature, c’est une double recherche : d’abord celle du processus latent qui, dans toute génération et tout mouvement, se développe avec continuité depuis le moteur visible et la matière visible jusqu’à la forme ; — puis, en second lieu, la recherche du schématisme latent qui réside dans les corps en repos et non en mouvement.

Ces termes bizarres sont pleins de sens, pourvu qu’on les comprenne. Bacon explique l’un et l’autre par des exemples. Le processus latent, ou évolution cachée, ne se rapporte pas à des éléments simples mais à des corps tout formés, comme on les rencontre d’ordinaire dans la nature. Ainsi quelles sont les phases par lesquelles passe l’or pour devenir de l’or ? Quelles sont les phases que parcourt une plante depuis la première absorption des sucs de la terre ou depuis la semence, jusqu’à la plante toute formée ; quelle est la succession complète des mouvements qu’elle exécute, quels sont les efforts divers qu’elle accomplit avec continuité ? — Ce sont là plutôt, dit Bacon, les habitudes spéciales de chaque nature particulière que des lois générales constituant les formes. Et il ajoute : « Mais cette évolution latente dont nous parlons n’est pas chose qui saute aux yeux des hommes… Nous ne parlons pas, en effet, des dimensions, des degrés, des signes visibles dans les corps : nous parlons de l’évolution ininterrompue qui, en grande partie, échappe aux sens : « qui maxima ex parte sensum fugit[1]. » Parmi les principes secrets de cette évolution, il faut remarquer tout particulièrement « ce qui pousse, ce qui retient, quid impellat, quid impediat, » c’est-à-dire, et à n’en pas douter, quelque chose de très-semblable aux forces impulsives des modernes, sinon cela même. Voilà, certes, la spécu-

  1. Novum Organum, lib. II, § VI, t. II, p. 88.