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ment (begreifen) la nature. Si ce but n’est pas déraisonnable, il faut supposer que la nature est compréhensible. Or la finalité dans la nature la rend incompréhensible. S’il y a donc un moyen de bannir la finalité de la nature, le savant doit le saisir avec empressement. La théorie de la sélection naturelle est un moyen de ce genre : servons-nous-en jusqu’à nouvel ordre. » C’est notre unique planche de salut.

Nous pouvons désormais recourir à la téléologie, comme à un procédé heuristique ; mais nous n’oublierons jamais qu’à travers l’apparente finalité des organes, bien des dispositions inutiles ou fâcheuses peuvent se produire. Entendu à la lumière des principes darwiniens, le mot de finalité n’a plus rien qui nous alarme ; et nous, ne voyons pas qu’il soit utile avec Ernst von Baer de lui substituer celui d’effort vers un but. (Zielstrebigkeit).

« D’un autre côté, on ne doit pas blâmer celui qui trouve trop difficile d’admettre que l’action des forces de la matière a suffi à faire sortir, d’une masse de vapeur chaotique, la nature actuelle, y compris le cerveau humain. Ce qui paraît possible, lorsqu’il ne s’agit que d’un globule de protoplasma, paraît bien dur à croire, même au moniste le plus décidé, lorsqu’il regarde la forme humaine, animée par l’éclat de l’intelligence et de la beauté. Et pourtant il n’y a qu’une différence de degré entre le globule de protoplasma et l’enfant de l’homme : l’enfant n’a-t-il pas commencé par être un globule de protoplasma ? Dans de telles questions les préférences personnelles, dont décident les dispositions naturelles, l’éducation, les influences accidentelles, tiendront toujours leur place. La téléologie et le vitalisme, aussi vieilles que l’humanité sous une forme ou sous une autre, vivront aussi longtemps qu’elle. Que chacun suive sa voie : mais que les partisans des causes finales ne s’imaginent pas, comme ils ont coutume de le faire, qu’ils apportent une solution meilleure, ou même une solution quelconque à l’énigme de la vie, en recourant à des interventions surnaturelles de quelque nature que ce soit. »

Leibniz, au fond, n’en jugeait pas autrement, lui qui, dans l’explication du monde des corps, rejetait entièrement, comme Descartes, la téléologie, et n’admettait que l’action d’une causalité mécanique. Pour lui, la quantité de la matière, comme celle des forces mécaniques, est invariable. Tout ce qui s’est passé, tout ce qui arrivera dans le monde matériel, est susceptible d’une détermination mathématique, e : Si nous séparons de la cosmologie de Leibniz la superfétation malheureuse de la monadologie, de l’harmonie préétablie, et de l’optimisme, il nous reste, comme le fond solide de la doctrine, sa conception mécanique du monde matériel, et la claire démonstration de l’impossibilité où nous sommes de donner une explication surnaturelle à un fait matériel, non plus que d’en trouver une mécanique à un fait spirituel. »

Ceux qui croient, avec les causes finales, mieux satisfaire que les partisans du mécanisme aux exigences de la science et de la conscience, prouvent qu’ils n’ont pas le sentiment exact de ces exigences.