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j. soury. — histoire du matérialisme

comme autrefois à Straton, c’est de pouvoir se passer d’un primum movens immobile, du dieu aristotélicien ou chrétien qui du dehors communique au monde le mouvement. Par la forme la matière devient telle ou telle substance ; mais d’où lui est venue la forme ? D’une autre substance de nature matérielle ; celle-ci vient d’une autre, et ainsi à l’infini. Ce qui signifie que nous ne connaissons la forme qu’unie à la matière. Il existe, ainsi que les anciens l’ont reconnu, une énergie intrinsèque, un mouvement spontané au dedans de la substance des corps. Si, avec Descartes, on admet que Dieu est la seule cause efficiente du mouvement des corps, si l’on suppose un agent extérieur capable d’imprimer du mouvement à la matière, La Mettrie demande quel il est et qu’on lui donne des preuves de son existence : si l’on n’en a pas la moindre idée, ce n’est pas même un être de raison. Il en faut dire autant de la faculté de sentir dont les cartésiens, avec leur « système absurde » sur l’automatisme des animaux, ont tout fait pour dépouiller la matière. Si les animaux n’ont pas figure humaine, l’anatomie comparée nous montre que les organes des sens, à quelques modifications près, sont absolument les mêmes chez l’homme et chez les animaux. En somme, conclut La Mettrie, « nous ne connaissons dans les corps que de la matière, et nous n’observons la faculté de sentir que dans ces corps. » La matière a-t-elle en soi cette faculté ou n’y parvient-elle que dans les formes organiques ? Même en cette hypothèse, la sensation, comme le mouvement, existerait au moins en puissance dans la matière.

Ces prolégomènes sur la philosophie première, ou, comme on disait au dix-huitième siècle, et comme on doit continuer de s’exprimer, sur la métaphysique, paraîtront superflus aux uns et étonneront les autres. Non-seulement il est admis aujourd’hui dans le public que le matérialisme peut se passer de métaphysique, mais on est même convenu parmi les philosophes de traiter des sensations et de la conscience sans s’occuper de l’essence et des propriétés de la matière. C’est tout au plus si l’on ne croit pas perdre son temps en accordant quelque attention à la structure et au jeu des organes dont on se propose d’étudier les fonctions. Les philosophes du dernier siècle, élevés à la forte école des anciens, pensaient tout autrement, et ce n’est qu’après avoir spéculé sur les attributs de la matière dont est formée notre machine, que La Mettrie arrive au cœur de son sujet, à l’étude des sens et des sensations. « Lorsque les organes des sens, dit-il, sont frappés par quelque objet, les nerfs qui entrent dans la structure de ces organes sont ébranlés, le mouvement des esprits (qui coulent dans la cavité des nerfs) modifié se transmet au cerveau jusqu’au sensorium commune, c’est-à-dire