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j. soury. — histoire du matérialisme

l’irréconciliable ennemi de la religion : il est aussi plus ou moins hostile à la poésie et à l’art. S’il n’y a ni ordre ni désordre dans la nature, le beau et le laid n’existent, comme le bien et le mal, que dans notre esprit. Le vrai, ou ce qui nous paraît le moins éloigné de la réalité, reste seul sur les ruines du beau et du bien considérés comme idéals transcendants ou innés selon les écoles. Dans la critique d’art, le matérialiste insistera sur la vérité de la nature dans l’art ; il aura peu de goût pour la recherche de l’idéal et du beau proprement dit. L’idéal s’évanouit ; le beau est subordonné au vrai. Mais nous estimons que c’est précisément dans cette subordination nécessaire du beau et du bien au vrai qu’est le signe infaillible du triomphe définitif de l’athéisme et du matérialisme. Sans doute, l’idéal du vrai, l’idéal de la science, n’est aussi qu’un mirage ; du moins est-il causé par quelque être réel ou objectif, par cet ensemble de choses que nous appelons la nature, et dont notre intelligence étudie curieusement les rapports constants. Mais le bien et le beau sont de pures illusions subjectives, de véritables hallucinations, qui n’apparaissent que chez certains êtres organisés d’une durée éphémère dans l’évolution des mondes.

La Mettrie est presque le seul matérialiste authentique de cette époque. De plus, par une bonne fortune bien rare, il est arrivé à ceux qui s’attendaient à rencontrer un auteur de trouver un homme. Toute une littérature vient de se former autour de ce philosophe, que Diderot appelait si plaisamment « l’apologiste du vice et le détracteur de la vérité. » S’il eut au dernier siècle quelque célébrité, ce fut celle d’un libertin cynique qui ne croyait à rien, pas même aux médecins et aux philosophes de son temps. Une étude attentive de l’homme et de son œuvre a rendu la postérité plus équitable. Il n’y a qu’une voix en Allemagne et en France sur La Mettrie, et c’est l’estime, c’est l’intérêt, c’est la sympathie qui dominent dans les jugements autorisés de Lange, de Jules Assézat[1], de Nérée Quépat[2] et de Du Bois-Reymond[3].

Les Français ont réhabilité l’homme et le philosophe, les Allemands, le médecin et le naturaliste. Maupertuis, il est vrai, avait déjà rendu publiquement justice au bon cœur de son compatriote dans une lettre excellente qu’il adressa, comme président de l’Académie de Berlin, au célèbre physiologiste Haller. On sait à quelle occasion. Haller, membre de l’Académie, avait cru devoir protester et contre

  1. V. l’Introduction de J. Assézat à l’Homme machine. Paris, 1865.
  2. Essai sur La Mettrie, sa vie et ses œuvres. Paris, 1873.
  3. La Mettrie. Rede in der œffentl. Sitzung der Kœnigl. Preuss. Akademie der Wissenschaften zur Gedaechtniasfeier Friedrichs II. Berlin, 1875.