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Huyghens qui déclarait que dans la vraie philosophie les causes de toutes les actions naturelles devaient être expliquées per rationes mechanicas, disait de même qu’il ne pouvait croire que Newton eût considéré la pesanteur comme une propriété essentielle de la matière. Kant, dans son Histoire naturelle générale et théorie du ciel (1755), où avec la théorie de Newton il présenta l’hypothèse hardie que l’on connaît sous le nom de l’hypothèse de Kant et de Laplace, reconnut dans la Préface que sa propre théorie ressemblait fort au système de Leucippe, de Démocrite et d’Épicure. Mais, depuis bien des années déjà, une physique nouvelle était sortie de la grande découverte mathématique de Newton. On élimina la cause matérielle du phénomène de la gravitation, et la loi mathématique fut élevée au rang de cause physique. Le concept de choc corpusculaire des atomes se transforma en une vague abstraction cosmique qui régit l’univers sans se servir de la matière. Dès 1713, le mathématicien anglais Cotes, dans la préface qu’il mit à la seconde édition des Principes, de Newton, prononçait une philippique contre les matérialistes qui dérivent toute chose de la nécessité et ne laissent rien à la volonté du Créateur. À ses yeux, le plus grand mérite du système de Newton est qu’il permettait de tout rapporter à cette libre volonté. En effet, quelle meilleure preuve de la belle ordonnance et de l’harmonie providentielle de l’univers ! Voilà ce qu’était devenue, dans la tradition même de l’école newtonienne, cette « cause physique » de la gravitation et de l’attraction dont l’existence n’avait pas plus fait doute pour Newton que pour aucun des physiciens et mathématiciens instruits de son temps. Ce que dans l’œuvre de Newton la postérité a volontiers célébré comme la découverte de l’harmonie de l’univers, ce grand homme l’appelait une si grosse absurdité qu’à son sens aucune tête philosophique n’y tomberait jamais.

Dans les temps modernes ainsi qu’aux jours antiques, le sensualisme est issu du matérialisme par une sorte de développement naturel. Quand rien ne vient troubler ce développement de la pensée philosophique, on l’a souvent vu évoluer comme aux deux derniers siècles, où l’empirisme de Bacon, par exemple, conduisit au matérialisme de Hobbes, et celui-ci au sensualisme de Locke, d’où sont sortis comme des rameaux l’idéalisme de Berkeley, le scepticisme de Hume et le criticisme de Kant. L’écueil du sensualisme, c’est sa simplicité. Locke, en cherchant à fixer l’origine et les limites de la connaissance, est sans doute un précurseur de Hume et de Kant, et la critique du langage, à laquelle aboutit toute sa critique de l’entendement, a une bien autre portée que celle des sophistes. Dans la lutte qu’il soutient contre la doctrine des idées innées, il possède égale-