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j. soury. — histoire du matérialisme

l’origine entre les peuples et les fondateurs d’États ; à cet égard sa théorie politique est révolutionnaire au premier chef : il ne sait rien d’une hiérarchie sociale ou civile instituée de Dieu, du droit divin au trône, etc. Les principes du Leviathan conviennent mieux au despotisme de Cromwell qu’aux prétentions des Stuarts. Hobbes n’éprouve d’aversion que pour l’anarchie des démocraties et les désordres des sectes religieuses ou politiques tels qu’il avait appris à les connaître en Angleterre. Il sent donc la nécessité d’un gouvernement fort et il tient la monarchie pour le meilleur régime. L’hérédité dérive de l’utilité. La monarchie doit être absolue ; elle doit être assez puissante pour courber toutes les têtes et briser au besoin toutes les résistances. L’homme en effet n’est point porté de sa nature à subir la contrainte, à observer les lois, à obéir même aux institutions qu’il s’est données lui-même. Cette créature n’a jamais été le ζῶον πολιτιϰόν rêvé par Aristote ; ce n’est pas l’instinct politique, c’est le besoin de protéger sa vie et sa propriété qui l’a poussé à s’associer avec ses semblables, mais c’est la terreur du châtiment qui seule peut dompter ses instincts naturels. Avec l’État, avec la vie civile et sociale, a commencé la distinction pratique du bien et du mal, du vice et de la vertu ; car de distinction métaphysique absolue, il n’y en a pas. En face de l’égoïsme obtus et bas des multitudes, sorte de monstre indomptable dont les milliers de têtes aboient et hurlent, se dresse l’égoïsme supérieur de l’État, armé de sa verge de fer. De ces deux égoïsmes en présence, le meilleur est celui de l’État ; voilà pourquoi il faut qu’il triomphe, et sauve en quelque sorte les peuples malgré eux. Tout coup d’État, qui a le bien de la société pour fin, est donc justifié. C’est peu de dire que la force prime le droit : la force est le droit, et le droit est la force.

On admirera la rare conséquence de ce matérialisme, si fort enharmonie d’ailleurs avec la théorie scientifique de l’évolution. Il serait temps que ceux qui professent les doctrines darwinistes et matérialistes cessassent d’entretenir le monde de leur culte du droit, de la liberté et de la vertu, non pas à titre de simples phénomènes sociaux, mais en tant que réalités absolues, antérieures et supérieures aux faits. Si le citoyen a des droits et surtout des devoirs, l’homme n’en a pas. Mais, comme il serait puéril de supposer que la société puisse jamais triompher de la nature, et qu’il suffise de domestiquer et de brider une brute pour en faire un pur esprit, il suit que les devoirs et les vertus sont des nécessités sociales, et que le droit, d’individu à individu ou de nation à nation, n’est, en dernière analyse, que l’expression de la force. Sans aucun doute, cela revient à dire qu’il n’y a pas plus de bien et de mal dans la nature