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calculer ; là où il n’y a rien à additionner, rien à soustraire, il n’y a plus de pensée, partant il n’y a pas de science. Si l’enchaînement des causes et des effets conduit à admettre un premier principe moteur, ce qu’est ce principe en lui-même demeure absolument inimaginable, et, en tout cas, contradictoire à tout entendement humain. Là commence le domaine de la foi religieuse. Les idées de Hobbes sur l’origine de la religion sont presque identiques à celles d’Épicure et de Lucrèce : c’est de la terreur de l’homme, tremblant et ignorant devant la nature, qu’est né le sentiment religieux ; en d’autres termes, c’est parce qu’il craint les esprits, ignore les causae secundae, adore ce qui l’épouvante et voit des présages dans de pures rencontres fortuites des choses que l’homme est un animal religieux. Le fond de la pensée de Hobbes sur ce sujet est tout entier dans ces mots du Leviathan que cite Lange en s’étonnant qu’on se soit souvent donné beaucoup de peine pour expliquer la théologie de Hobbes : Metus potentiarum invisibilium, sive fictae illae sint, sive ab historiis acceptae sint publice, religio est ; si publiée aeceptae non sint, superstitio. On n’a jamais marqué avec plus de dédain la limite tout arbitraire (elle est ici essentiellement politique) qui sépare la superstition du sauvage des grandes religions du monde civilisé. Ajoutez que l’État seul a décidé que telle croyance serait la religion. Ainsi, l’autorité de la Bible étant établi en Angleterre par la toute-puissance de l’État, Hobbes doit tenir, il tient pour vrais tous les miracles qui sont racontés dans ce livre et s’efforce de le faire accorder, ainsi que les articles de foi de l’Église anglicane, avec la science de son temps.

C’est que l’État est pour Hobbes la plus haute et même la seule réalité morale. Tant qu’il n’existe pas, il n’y a dans le monde ni bien ni mal, ni vice ni vertu. À l’état de nature, l’homme suit ses instincts de brute, ses appétits violents et sauvages, et il serait alors aussi insensé de lui faire un crime de ses actions qu’à la bête de proie qui égorge et déchire à belles dents les animaux plus faibles. Faire intervenir pour l’homme le libre arbitre serait risible. Vivre, voilà la loi suprême de tout ce qui existe et pour parvenir à cette fin les créatures doivent s’entredévorer. La nature est le théâtre de la lutte éternelle de tous contre tous ; c’est le règne de l’égoïsme implacable et des convoitises féroces, toujours inassouvies ; c’est le sombre empire de la faim et de la mort. C’est encore de l’égoïsme, mais d’un égoïsme raffiné et bien entendu qu’est sorti le besoin de protection mutuelle qui pousse les hommes, ainsi que d’autres animaux, à former des sociétés. Pour Hobbes, de même que plus tard pour Rousseau, il existe un contrat à