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j. soury. — histoire du matérialisme

tique, est le caractère propre et général du matérialisme dans l’antiquité. In Epicuro quiescere. Cette doctrine fait volontiers l’éloge de l’obéissance passive : ce n’est pas le seul trait qu’elle ait en commun avec l’idéalisme, je ne dis pas avec le spiritualisme, dont les tendances généreuses et héroïques sont bien connues. En général on n’a pas assez remarqué que le plus grand poète matérialiste qui ait paru dans le monde a prêché une morale d’ascète, exhorté les hommes au renoncement et montré l’universelle vanité des choses. Ces vues morales sur la nature et sur l’homme ne sont pas nées de la fantaisie d’un penseur mélancolique : elles n’étaient qu’un reflet des théories physiques et physiologiques d’une doctrine que l’on considère bien à tort comme favorable aux goûts et aux appétits du vulgaire. La voie qui conduit à la paix suprême, placidam pacem, est âpre et abrupte comme le chemin de la Croix.

Aux atomes subtils de l’air, de la vapeur et de la chaleur qui constituaient l’âme de l’ancienne théorie matérialiste, Épicure et avec lui Lucrèce ont ajouté un quatrième élément sans nom d’une subtilité et d’une mobilité extrême, qui est en quelque sorte l’âme de l’âme. À ce propos, et contrairement à la théorie moderne de la conservation de l’énergie, Épicure paraît s’être figuré qu’en passant d’un corps plus léger à un corps plus lourd, l’énergie ou la puissance mécanique du choc augmentait, si bien que la somme du travail mécanique, au lieu de rester la même dans la nature, se multiplierait à l’infini. Ainsi, chez Lucrèce, l’élément le plus subtil de l’âme (le quatrième) met en jeu la chaleur, celle-ci le souffle vital, celui-ci l’air mêlé au sang, cet air le sang, et enfin le sang les particules solides des corps. Cette innovation, dit Lange, en parlant de cette quatrième essence matérielle de l’âme, était bien inutile. La question demeure éternellement la même : comment, du mouvement d’atomes en soi insensibles, une sensation peut-elle naître ? Soutenir que ce qui n’est pas dans les parties apparaît dans le tout, dans l’organisme, c’est créer sans l’avouer une entité métaphysique.

Touchant le mouvement des atomes, le matérialisme théorique de Lucrèce diffère aussi de celui de Démocrite. On sait que, d’après une loi de la nature, ces corpuscules étaient considérés comme entraînés dans une chute éternelle à travers l’infini du vide ; chez Démocrite, les plus lourds rebondissant sur les plus légers, produisent les mondes par leur rencontre. Mais Aristote avait démontré que ces collisions sont impossibles, parce que dans le vide tous les corps doivent tomber également vite ; il niait d’ailleurs, avec le vide, la possibilité du mouvement dans le vide. Épicure, expliquant par la résistance du milieu la rapidité différente de la chute des corps