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j. soury. — histoire du matérialisme

truire la science au point de vue spéculatif. Démocrite avait embrassé et dominé toutes les sciences de son temps, et sans doute avec plus d’originalité et de profondeur qu’Aristote : seulement rien n’indique qu’il ait ordonné en un système les diverses théories scientifiques du cinquième siècle. Aristote cite souvent les auteurs qu’il suit ou discute, mais plus souvent encore il ne les cite pas. Rien de plus conforme, d’ailleurs, aux habitudes générales de l’antiquité. On serait même tenté de croire quelquefois à des observations originales, à des expériences personnelles, si les faits qu’Aristote rapporte avaient jamais pu exister. Ainsi, à l’en croire, les mâles auraient plus de dents que les femelles ; le crâne des femmes, contrairement à celui des hommes, aurait une suture circulaire et leur matrice serait bicorne ; à l’occiput l’homme aurait un espace vide et il ne posséderait que huit paires de côtes, etc., etc. Il semble pourtant qu’il n’eût pas été très-difficile de répéter ces prétendues observations et expériences avant de les croire véritables. Mais la grande curiosité scientifique n’était ni dans l’esprit du temps ni dans les traditions de l’école à laquelle appartenait Aristote. Il n’a vraisemblablement pas observé du tout et n’a parlé que sur la foi d’autrui. Quoi qu’en dise Pascal, il faut se représenter le Stagirite comme un maître et docteur, très-érudit, très-sûr de lui-même, et ne doutant point qu’il ne fût en état de répondre à toutes les questions sur la nature des choses. Là est le secret de sa grande fortune au moyen-âge. Il considérait déjà la science comme faite. De même qu’en morale et en politique, il s’en tient au monde hellénique et ne prend même pas garde aux prodigieux changements qui s’accomplissaient alors dans le monde ; il édifie son système, et en particulier sa philosophie zoologique, sur les faits et sur les observations des savants antérieurs sans paraître curieux de renouveler ou d’étendre ses connaissances à cet égard en profitant des conquêtes d’Alexandre. Non-seulement il n’a pas suivi le héros macédonien : il n’a reçu d’Asie ni plantes ni animaux. Ce qu’on a dit à ce sujet est un conte[1]. Cuvier a très-bien vu que ce n’était point d’après une observation personnelle, quoiqu’on pût le croire à la lecture, mais uniquement d’après Hérodote, qu’Aristote a décrit les animaux de l’Égypte.

  1. Alexandre de Humboldt déclare que les écrits zoologiques d’Aristote ne témoignent en rien d’une influence scientifique des campagnes d’Alexandre. Si le livre de M. Martha sur le Poëme de Lucrèce, d’ailleurs écrit avec un rare talent, ne témoignait à chaque page du peu de critique historique de l’auteur et de sa religion pour les lieux communs oratoires de morale et de philosophie, on s’étonnerait d’y retrouver la légende absurde qui raconte que le héros macédonien avait mis aux ordres d’Aristote, avec des sommes immenses, tout un peuple de chasseurs, oiseleurs, pêcheurs, etc. (p. 246-7).