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j. soury. — histoire du matérialisme

dans son œuvre encyclopédique, reprit en critique tous les vieux problèmes de la physique ionienne, ce fut pour les fausser à jamais par l’intrusion de l’éthique dans la physique.

Avec Lange[1], nous estimons que le « pas en arrière » n’est point douteux ; ce qui l’est, ce sont les progrès dont on fait honneur à l’école d’Athènes. À Socrate, on doit l’illusion des définitions, qui supposent un accord chimérique entre les mots et les choses ; à Platon, la méthode qui étaie hypothèses sur hypothèses et qui ne croit atteindre la plus haute certitude, la plénitude de l’être même, que dans les abstractions les plus vides, c’est-à-dire dans le néant ; à Aristote, enfin, la « fantasmagorie » de la chose en puissance et en acte et la construction artificielle d’un système clos et achevé une fois pour toutes, d’une encyclopédie renfermant en soi tout le savoir humain. On ne nie pas l’influence immense de l’école d’Athènes sur r éducation de la plus grande partie de l’espèce humaine, du siècle d’Alexandre à l’époque de Hegel. Cette influence a-t-elle été heureuse ou funeste pour la raison de l’homme ? Voilà ce que Lange a recherché.

Athènes était une ville sainte, Socrate un homme du peuple. Pour émancipé qu’il fût, sa conception des choses n’en était pas moins essentiellement religieuse. D’ailleurs, point de figure plus étrange. Deux mille ans ont passé sur ce masque de Silène aux gros yeux de taureau, au rictus énorme, et pas une ride n’a été effacée par les siècles[2]. Nous le voyons toujours, comme au temps d’Alcibiade, dans les gymnases et sur les promenades d’Athènes, dès le matin, sous les platanes de l’Agora à l’heure où elle est pleine de monde, le reste de la journée aux endroits les plus fréquentés de la foule. Qui voulait l’entendre, écoutait, car il discourait sans cesse et prouvait aux gens qu’à tort ils s’étaient crus bons, justes, vertueux, sans savoir seulement ce qu’étaient bonté, justice, vertu. Sous le méchant manteau troué qui le couvrait hiver comme été, on voyait un corps robuste et sain, assoupli par les exercices du gymnase. C’était un bon hoplite et un excellent citoyen que ce sage en plein vent. Souvent il s’arrêtait, immobile, au milieu du chemin, et semblait écouter des voix intérieures. Le bruit de la rue ou la fraîcheur du soir le tirait de son extase ; il rentrait dans sa pauvre maison, prenait un peu d’eau dans une amphore d’argile posée à terre, mangeait quelques olives, s’enveloppait de son manteau et se couchait sur un coffre. Ces voix, ce démon, ce dieu, qu’écoutait Socrate,

  1. Geschichte des Materialismus und Kritik seiner Bedeutung in der Gegenwart, I, 38.
  2. Platon, Conviv. xxxii. Cf. aussi le Banquet de Xénophon, ch. IV et V.