Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, II.djvu/401

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
391
analyses. — renan. Dialogues philosophiques.

supériorité même de son sang, de son cerveau et de ses nerfs. Ce seraient là des espèces de dieux ou dévàs, êtres décuplés en valeur de ce que nous sommes, qui pourraient être viables dans des milieux artificiels. Une fabrique d’Ases, un Asgaard pourra ainsi être reconstitué au centre de l’Asie. » Et le grand art pour donner la vie à ces demi-dieux, ce serait l’art si connu de l’éleveur et du botaniste : atrophier un organe pour accroître le développement d’un autre. Puisqu’il s’agit de décupler le cerveau, il faut diminuer ailleurs la force nerveuse, et la mettre tout entière au service de l’intelligence. La Nouvelle-Atlantide de Bacon, qui est une île savante, repose, comme les institutions monastiques, sur le principe de chasteté : elle est, dit le Chancelier, la « Vierge du monde. » L’Asgaard aussi, M. Renan l’assure, fait vœu de célibat, il transporte à l’œuvre de science toute l’énergie qu’il doit à une nature surexcitée : l’avenir de la raison est à ce prix.

Rêves étranges, qui, pourtant, reparaissent, d’une façon presque chronique, dans l’histoire de la pensée humaine ! Ces rêves, Platon les a eus, et après lui le christianisme. La Renaissance même, si éprise cependant de la nature, y est revenue : non pas seulement Bacon, mais le célèbre médecin espagnol Huarte qui a écrit sur le mariage les pages les plus singulières qui se puissent lire. C’est à croire parfois, comme M. Renan s’est amusé à le soutenir, que la science est vraiment telle que l’a décrite la Genèse : le désir coupable de se substituer à la nature. Vos eritis sicut dii, scientes bonum et malum. Il est à remarquer seulement que jusqu’ici la philosophie n’avait prétendu soumettre à de telles expériences que des êtres anonymes, des foules. Les lois destinées à réformer les sociétés humaines ne s’appliquent d’ordinaire qu’aux masses. Des théoriciens, tels que Malthus, ne visent évidemment que les multitudes. M. Renan est peut-être le premier qui ait espéré pouvoir, par de semblables moyens, susciter la grandeur, la science et le génie. Comme si des exceptions d’une telle rareté, d’une telle délicatesse, devaient jamais être l’œuvre de l’artifice, même le plus savant ! Rien ne supplée à l’instinct : M. Renan aura beau, en désespoir de cause, en appeler à l’Allemagne, comme au pays où cet idéal de magicien doit se réaliser. Nul sortilège n’entame la nature et ne la contraint : qu’est devenue la gageure de Faust qui prétendait être le seul artisan de son destin ? Le sourire de Marguerite a suffi pour le vaincre.

Et d’ailleurs, que ferait, une fois instituée, cette aristocratie chimérique de l’Asgaard ? À quel usage emploierait-elle la science absolue dont elle disposerait ? Il est prodigieux combien en tout ceci les conceptions asiatiques dominent l’esprit de M. Renan : le voici, à la suite de ces Ases, qui livre de nouveau le monde à la plus despotique des théocraties. Je ne sais s’il faut dire de M. Renan ce que Méphistophélès dit à Faust : « Tu as encore du prêtre dans l’âme. » Toujours est-il que le prétendu avenir qu’il assigne à l’univers ressemble, trait pour trait, au passé de notre planète. Son âge d’or n’est qu’une réminiscence de l’âge