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tion, qu’il avait jadis énoncée en politique, et il suppose que les mondes se distribuent les rôles. Un seul peut-être parmi eux verra le triomphe de la raison : les autres auront servi à ce que cette fin s’accomplisse. Telles, ici-bas, des générations souffrent, se dévouent, et meurent pour qu’il réussisse d’elles un homme supérieur ; telles, les différentes classes se partagent les besognes de la vie pour qu’il soit permis au poète, au savant, d’écouter son génie : tel aussi, l’univers entier se résigne, pourvu qu’il y ait quelque part un point où l’idéal soit devenu réel. « Il sera réalisé par une conscience analogue à celle de l’humanité mais infiniment supérieure, laquelle prendra un jour en main l’intendance du grand travail, et après avoir organisé l’humanité, organisera Dieu. » Cet idéal, il faut le redire, sera la science. Ni la morale, ni l’art, ne sauraient rivaliser avec elle. À elle seule appartient l’avenir.

Voici que M. Renan ne doute plus de l’absolu, ni du parfait. Il pense avoir éliminé toutes les difficultés à l’aide d’un double infini de mondes et d’années. Mais, à supposer même que ce palliatif suffise, n’est-ce pas chimère que de prêter, soit à l’homme, soit à quelque être qui le surpasserait encore, cette ductilité, cette souplesse, au prix de laquelle il pourrait impunément subir toute métamorphose ? Le raisonnement, le calcul, l’artifice, l’emporteront-ils jamais assez pour que soit vaincue l’éternelle insouciance de la nature si docile à l’instinct, si ennemie de tout effort qui la dompte ? Existera-t-il une humanité pour oser faire l’expérience, pour oser courir l’aventure ? Certes, l’histoire n’est pas favorable à de telles fictions. Il n’est pas de siècle, jusqu’à présent, qui ait pris le parti d’adopter le régime de la science. Alexandrie, Bagdad, les deux cités savantes elles-mêmes, ne purent résister. Chaque effort pour faire goûter aux hommes l’idéal scientifique n’a servi qu’à mieux provoquer leurs répugnances. Le siècle dernier a encore fait l’épreuve, puisque la philosophie encyclopédique, attaquée au cœur par le mysticisme de Jean-Jacques, a dû céder. C’est ici vraiment qu’il faudrait songer au jeu de dupes et aux prévisions machiavéliques : le monde, altéré de science, et retenu dans les limbes de l’instinct par l’irrésistible mollesse de la nature : les dés ont-ils jamais été mieux pipés ? Bacon, interprétant les mythes antiques, a vu dans l’histoire d’Œdipe et du Sphinx, l’allégorie de la science. Il croyait que chaque homme, chaque race, en venant à la lumière, avait, sous peine de périr, son énigme à déchiffrer, et, après lui, combien se sont persuadés que l’énigme se renouvelait pour toute génération, qu’il y avait toujours un secret nouveau à pénétrer ! Comme si la seule énigme, le seul sphinx n’était pas l’indifférence de l’univers, insensible à tout effort, sourd à toute curiosité, puisqu’il est éternellement le même et que rien ne réussit à l’entamer ! M. Renan qui, à ses heures, célèbre tant la philosophie de l’Ecclésiaste, a paru bien souvent résigné à l’universelle vanité : il n’eût pas alors remué un doigt pour changer quoi que ce fût à ce qu’il appelait la fête du monde ; il se contentait du spectacle. Qui le reconnaîtrait, aux projets dont il se berce aujourd’hui, aux plans