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phénomène très-modifiable, qu’il y a toujours eu et qu’il y aura toujours d’innombrables diversités de sentiments individuels. Elle nous apprend, en outre, que les hommes chez lesquels un sentiment particulier est fortement développé, exalteront certainement l’objet de leurs préférences, tandis que ceux chez lesquels le sentiment est relativement faible, dénigreront ce même objet. Encore une fois, elle nous montre que même dans le cas où deux genres de sensibilité coexistent dans le même esprit, la règle qui nous guide dans nos mesures objectives ne nous permet jamais de déterminer exactement la part proportionnelle de plaisir revenant à l’un ou à l’autre. En inculquant ces vérités salutaires, la psychologie met un frein effectif à notre tendance naturelle à mesurer la valeur objective de toute œuvre artistique. Et ainsi il arrive qu’un homme même modérément habitué aux réflexions psychologiques, sourira en entendant certaines personnes essayer sérieusement de déterminer la valeur relative de deux écoles d’art, quand celles-ci font appel à des ordres de sentiments tout-à-faits différents, par conséquent impossibles à comparer, et peut-être à des variétés qui appartiennent à différentes périodes de l’évolution mentale.

Une autre manifestation de la recherche excessive du défini et du certain dans les questions de l’art, c’est l’essai hâtif d’une législation esthétique. Les règles de l’art sont assurément utiles et nécessaires et quelques-unes reposent sur les fondements solides de certains principes biologiques et psychologiques. Mais les professeurs de théorie technique sont ordinairement enclins à regarder toutes les règles observées à leur époque ou revêtues de la sanction d’une autorité considérable, comme reposant sur des principes éternels. L’histoire de la musique montre comment des maximes n’ayant qu’une certaine portée, sont élevées au rang d’axiomes universels de l’art. Même maintenant il arrive souvent à des musiciens d’établir des règles de composition, que les plus hautes autorités observent rarement, apparemment dans l’idée que les caprices du génie ne sont nullement soumis aux lois de l’effet artistique. On peut en dire à peu près autant d’un grand nombre des traités sur l’harmonie des couleurs. Des inductions irréfléchies tirées d’un cercle étroit de l’histoire de l’art sont érigées en principes généraux, malgré de nombreuses contradictions.

Ici encore le meilleur correctif est la réflexion psychologique, jointe à une étude patiente des faits de l’histoire de l’art. Il n’y a qu’un esprit profondément imbu de la grande variabilité de la sensibilité humaine qui puisse complètement apprécier les nombreuses ressources de l’art et reconnaître par conséquent la suprême absurdité