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différences (les artistes se révèlent plus tôt, les politiques plus tard), par des calculs qu’il assure avoir faits d’après les biographies de tous les hommes notables, d’après les statistiques des différents états, et dont il nous donne un vaste tableau à la fin du volume (p. 589-607), M. Ferrari a obtenu une mesure encore plus précise : ce n’est pas trente ans à peu près qui est la durée de la génération pensante, c’est trente ans et trois mois.

Mais la scène politique est sans cesse renouvelée ; des entrées et des sorties incessantes s’y produisent par l’accès à l’âge adulte et la disparition définitive d’une foule d’acteurs passagers, chaque promotion poussant l’autre comme le flot pousse le flot dans un fleuve. Y a-t-il une raison suffisante qui permette de fixer à un moment plutôt qu’à un autre le début d’une génération ? L’unité de mesure ne menace-t-elle pas de s’évanouir en présence de cette hétérogénéité inévitable de toute population ? Applicable à la fois à toutes les coupures que la fantaisie peut opérer dans le cours du temps, ne risque-t-elle pas à force de se rencontrer partout, de ne convenir nulle part ? C’est là le point délicat de la théorie ; aussi reproduirons-nous textuellement la réponse de l’auteur à l’objection. « La politique et les affaires nous montrent qu’il appartient au gouvernement de fixer les dates de la vie publique. Si on ouvre au hasard un livre d’histoire, ses chapitres se succèdent suivant la série des rois, des dictateurs et des présidents dont il traite ; si on prend un acte notarié, dès les premiers mots l’officier public y donne le nom du roi ou l’année de la république ; de même dans le langage habituel, si on nous demande de dire l’année à laquelle appartiennent Shakespeare ou Corneille, nous croirons répondre en nommant Élisabeth d’Angleterre ou le cardinal de Richelieu. Pour nous, nous avons été engendrés à la vie spirituelle en 1848 ou par la république de février ; nos prédécesseurs parlaient de 1814 ou du retour des Bourbons et vivaient sous d’autres impressions, avec d’autres tendances. Qui avait chassé les Bourbons ? La révolution de 89 qui donne la date de la génération antérieure, et ainsi on remonte dans le passé en classant les vivants selon les mutations politiques, et la Genèse elle-même soumet l’ordre des temps à la succession des patriarches. Nous atteignons ainsi du premier coup (peut-être trouvera-t-on en effet que l’auteur va bien vite) à cette conséquence, qu’à chaque trentenaire les générations se renouvellent avec les gouvernements ; qu’à chaque trentenaire commence une nouvelle action ; qu’à chaque trentenaire un nouveau drame se présente avec de nouveaux personnages ; enfin qu’à chaque trentenaire s’élabore un nouvel avènement (page 16).

En effet la vie d’une génération n’est pas uniforme. Elle constitue une évolution dont les moments divers enferment dans leurs limites et définissent encore mieux sa durée. Quand une nouvelle promotion politique apparaît, elle commence par se donner un gouvernement, c’est à dire par se bâtir une forteresse, à qui est confiée la garde de ses intérêts et de ses volontés, de son principe en un mot. Le