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a été, et nous donner, par des peintures saisissantes, l’illusion de la réalité : elle n’est trop souvent qu’une suite de dissertations un peu longues. La difficulté de l’exécution était grande, il est vrai. L’imagination n’a pas ses coudées franches dans un sujet où il faut tenir compte des données historiques, dans un roman qui est non pas une fiction arbitraire, mais la déduction logique des événements acquis et de ceux que l’auteur y ajoute par hypothèse. Mieux vaudrait avoir à composer de toutes pièces un récit entièrement fabuleux que cette retouche discrète de l’histoire vraie, où les personnages réels reparaissent avec un autre rôle, et dans d’autres circonstances. Constantin, par exemple, intervient au Ve Tableau, mais comme un révolté qui échoue dans ses projets d’unité religieuse.

M. Renouvier a profité du système des adoptions, quelquefois pratiqué à Rome, pour modifier sans trop d’invraisemblance la suite des empereurs. Marc Aurèle, convaincu de la nécessité d’une régénération sociale, exile son fils Commode, et adopte, pour l’associer à ses desseins, Avidius Cassius, qu’on nous représente comme un Stoïcien intelligent et un ferme républicain. De grandes mesures sont aussitôt résolues : on multiplie le nombre des citoyens ; on étend les droits municipaux ; on fait de tous les enfants des écoliers, et de tous les citoyens des soldats ; on réforme l’éducation ; on régénère l’esclave par le travail, l’homme libre par la propriété. L’artifice consiste ici à transporter au temps des Antonins la plupart des principes dont se compose l’idéal démocratique des sociétés modernes, et à supposer qu’ils sont mis à exécution par la volonté d’un prince tout-puissant. Un pareil anachronisme est-il suffisamment justifié ? Ne l’oublions pas, la liberté de l’homme n’est pas absolue, tant s’en faut : nous ne nous déterminons que d’après nos idées, et il ne dépend nullement de nous d’avoir des idées contraires à celles que nous ont faites nos habitudes et notre éducation. Dans le discours attribué à un des successeurs supposés de Marc Aurèle, à Albinus ; il y a tout un passage où l’orateur, s’adressant aux Romains assemblés pour une fête religieuse, leur fait la révélation d’un Dieu qui ressemble trait pour trait au Dieu de la conscience morale, au Dieu de Kant et de la philosophie critique ? Est-il conforme aux lois d’une psychologie exacte, que l’humanité, devançant les temps, puisse gagner ainsi plus de quinze siècles sur le développement progressif de ses conceptions ?

Quoi qu’il en soit, les réformes de Marc Aurèle réussissent à merveille. La rapidité de l’exécution, ajoute l’auteur, fut la cause de leurs succès : « Elles triomphèrent, grâce aux bons mouvements de ceux « que l’imprévu du bien entraîne dans une seule journée. » Ici encore, nous ne sommes pas satisfaits. Il est bon, sans doute, d’affirmer avec force la liberté, mais à une condition, c’est qu’on ne méconnaisse pas les conditions dont elle ne peut s’affranchir, et par exemple les lentes influences, les progrès insensibles qui sont nécessaires pour faire accepter les idées nouvelles, pour incliner devant la justice et devant