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analyses. — compayré. Uchronie de Renouvier

pu être la direction des événements, mais ce qu’elle devait être pour se conformer aux intérêts de l’humanité : et vous concevrez déjà dans son cadre, dans son principe et dans son but, l’œuvre curieuse, originale, que M. Renouvier vient de publier sous le titre heureusement trouvé d’Uchronie, et avec ce sous-titre : Histoire de la civilisation européenne, telle qu’elle n’a pas été, telle qu’elle aurait pu être.

L’Uchronie, c’est l’Utopie dans l’histoire, c’est l’Utopie au rebours, dans le passé et non plus dans l’avenir. On avait surtout considéré jusqu’ici, après Leibnitz, les « futurs contingents ». L’Uchronie nous entretient des passés contingents.

Que M. Renouvier soit le premier qui ait osé cette tentative étrange de refaire l’histoire des siècles écoulés, tandis que les constructions imaginaires de l’histoire future sont depuis longtemps à la mode dans la littérature philosophique, c’est ce qui ne saurait surprendre, si l’on songe combien il est naturel à l’esprit de croire à la multiplicité des possibles, à l’indétermination des événements, dans un avenir qu’il ignore ; combien il lui répugne, au contraire, de se représenter dans le passé une série de faits différente de celle qui a sur toutes les autres séries, également possibles, l’avantage d’avoir existé. La croyance à la liberté est généralement trop vague dans nos consciences pour nous défendre contre l’autorité et le prestige du fait accompli : nous nous laissons volontiers aller à la proclamer non-seulement morale, mais encore nécessaire. Quand il s’agit d’un fait actuel, par exemple d’une de ces crises politiques et parlementaires dont le dénouement est attendu avec anxiété, dont la solution dépend de l’initiative de quelques volontés humaines, nous résistons assez facilement à l’illusion déterministe qui confond le fait avec le droit et les œuvres de la volonté libre avec les décrets d’une nécessité inexorable. Quand il s’agit de l’avenir, l’ignorance où nous sommes de ce qui arrivera nous garantit d’ordinaire contre toute superstition fataliste, et nous ne trouvons aucune difficulté, dans nos prévisions, à faire entre les diverses combinaisons possibles un choix conforme à nos désirs et à nos principes. Mais le passé ne nous laisse pas la même latitude. Ce qui est déterminé dans l’imagination a grande chance de l’être dans la raison : je veux dire que l’esprit passe par une transition aisée de la représentation de ce qui a été, de ce qui ne peut pas ne pas avoir été, à la conception de ce qui devait être. Comment ne pas être tentés, en effet, de considérer comme nécessaires ces événements avec lesquels notre imagination est familiarisée depuis l’enfance, auxquels nos protestations ne peuvent rien changer, et dont nous avons lu et relu le récit chez tous les historiens ? Dans cette illusion relative à la nécessité des événements, nous retrouvons quelque chose de cette puissance de l’habitude que les philosophes anglais ont souvent invoquée pour expliquer, par une association inséparable d’idées, une autre forme de la nécessité, celle des principes de la raison.

Il faut donc quelque effort d’esprit pour accepter l’hypothèse de