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a. herzen. — lettre inédite sur la volonté

S’ensuit-il que le sentiment de liberté soit une erreur, et la notion du moi une hallucination ? Je ne le pense pas.

Nier les faux dieux est une chose nécessaire, mais ce n’est pas tout : il faut chercher sous leurs masques la raison de leur existence. Un poète a dit qu’un préjugé est presque toujours la forme enfantine d’une vérité pressentie.

Dans ta brochure tout est basé sur ce principe très-simple, que l’homme ne peut agir sans le corps, et que le corps est soumis aux lois générales du monde physique. Or, la vie organique ne présente qu’une série fort restreinte de phénomènes dans l’immense laboratoire chimique et physique qui l’entoure, et au sein de cette série, la place occupée par la vie développée jusqu’à la conscience est si minime, qu’il est absurde de soustraire l’homme à la loi générale et de lui supposer une spontanéité subjective illégale.

Mais cela n’empêche nullement l’homme d’éduquer en lui une faculté composée de raison, de passion et de souvenir, « pesant » les chances, et déterminant le choix de l’action, et cela non par la grâce divine, non par une spontanéité imaginaire, mais par ses organes, par ses capacités innées et acquises, formées et combinées de mille façons par la vie sociale. L’acte ainsi conçu est certainement une résultante de l’organisme et de son développement, mais il n’est pas obligatoire et involontaire comme la respiration ou la digestion.

La physiologie décompose la conscience de la liberté en ses éléments constitutifs, la simplifie pour l’expliquer par l’organisme individuel, et la perd sans traces.

La sociologie au contraire l’accepte comme un résultat tout fait de l’intelligence, comme sa base et son point de départ, comme sa prémisse inaliénable et indispensable. Pour elle, l’homme est un être moral, c’est-à-dire un être social qui a la liberté de déterminer ses actes, dans les limites de sa conscience et de son intelligence.

La tâche de la physiologie est de poursuivre la vie depuis la cellule jusqu’à l’activité cérébrale ; elle finit avec la conscience faite, elle s’arrête au seuil de l’histoire. L’homme social échappe à la physiologie ; la sociologie au contraire s’en empare au sortir de la simple animalité.

La physiologie reste donc par rapport aux phénomènes inter-individuels dans la position de la chimie organique par rapport à elle-même. Sans doute, en généralisant, en simplifiant, en réduisant les faits à leur plus simple expression, nous arrivons au mouvement, et nous sommes peut-être dans le vrai ; mais nous perdons le monde phénoménisé, différencié, spécifié, détaillé, — celui dans lequel nous vivons, et qui est le seul réel.

Tous les phénomènes du monde historique, toutes les manifestations des organismes agglomérés, composites, traditionnels, organismes de la seconde puissance, ont pour base la physiologie et la dépassent.

Prenons pour exemple l’esthétique. Le beau n’échappe certainement pas aux lois de la nature ; il est impossible de le produire sans matière,