Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, II.djvu/159

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
149
penjon. — la métaphysique de j. ferrier

que l’intellect (νοῦς) fournit de son propre fonds, qu’il ajoute au monde du non-sens, et qui fait ainsi passer ce monde de la nuit du contradictoire au grand jour de la claire connaissance. Mais ces philosophes ne parvinrent pas bien à définir quel était cet élément.

Il n’est pas douteux, d’ailleurs, qu’ils n’aient considéré les sens et l’intellect comme les deux pôles opposés, ou les deux facteurs d’une même faculté, ou plutôt d’un seul et même esprit. La seule fonction des sens est d’apporter en quelque sorte à l’intellect, ce je ne sais quoi dont il ne peut prendre connaissance lui-même sans y ajouter autre chose, τὸ ἔτερον, comme disaient les anciens. Cet autre chose était les nombres pour Pythagore, les idées pour Platon ; nous avons montré que c’est la notion du moi. Les philosophes grecs avaient donc posé la question comme elle devait être posée ; mais ils n’ont pu éviter certaines équivoques et leurs successeurs, leurs commentateurs plutôt, n’ont pas compris leur doctrine. On a cru qu’il fallait se demander, non pas comment le non-intelligible devient intelligible, mais bien comment l’intelligible lui-même devient intelligible, et la question alors n’a plus de sens. De plus comme les anciens n’avaient pas assez clairement marqué que les sens sont une faculté de non-sens, on en vint à regarder les sens comme une sorte d’intellect, et de même les choses sensibles, qui sont en elles-mêmes absolument inintelligibles, parurent être une variété des choses intelligibles. Ces trois erreurs, qui se lient les unes aux autres, ont rendu la philosophie grecque fort difficile à comprendre et ont faussé pour longtemps la spéculation.

On s’est mépris en particulier sur la fameuse théorie des idées, et il faut en donner une interprétation toute différente de celle que les commentateurs se sont transmise. D’après eux, en effet, ce que Platon appelle le monde sensible (τὸ αἰσθήτον, τὸ ἄλογον, τὸ ἀνοήτον, τὸ γιγνόμενον) est le même que notre monde sensible, dans nos langues modernes. Il reste alors que le monde intelligible de Platon (τὸ ὄντως ὄν) soit un monde supra-sensible, et les commentateurs, en effet, n’ont pas manqué de célébrer la sublimité de cette conception platonicienne, et de nous faire entendre qu’ils avaient eux-mêmes comme une intuition de ce domaine supérieur des idées. Ce sont là des impostures, dit M.  Ferrier ; cette sphère supra-sensible est une invention de ces commentateurs inintelligents, une pure chimère. Le monde intelligible de Platon n’est autre que notre monde sensible. Mais par suite, il faut abaisser d’un degré le monde qu’il appelle sensible ; il faut le reléguer dans la région du non-sens ; c’est le monde de l’absolument incompréhensible et du contradictoire, de la matière, avant que l’autre élément s’y soit ajouté pour la