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donc absolument contradictoire, et non-seulement la notion de la matière, mais la matière même, par définition. Il est aussi impossible en effet, d’après ce qui précède, d’admettre l’existence de la matière per se, que de concevoir un cercle privé de centre.

Cette réduction à l’absurde de l’idée de matière par elle-même est, suivant l’expression de M. Ferrier, le premier triomphe de la philosophie. Toute connaissance contient un élément contradictoire, absolument inconnaissable à le considérer en lui-même : c’est la matière per se, et, d’une manière générale, les objets, abstraction faite d’un sujet. Comment ce contradictoire cesse-t-il d’être contradictoire, comment l’inconnaissable devient-il connu ? Les penseurs de l’antiquité s’étaient déjà posé cette question, et Platon représente la philosophie comme le moyen pour l’âme humaine de s’élever de l’ignorance à la science. Il eût mieux fait de dire que la philosophie expliquait seulement ce passage ; car tout homme, par cela même qu’il pense, convertit spontanément l’inconnaissable en connaissable, l’inintelligible en intelligible. La tâche de l’épistémologie est précisément de montrer comment se fait cette transformation ; seulement il fallait d’abord découvrir l’élément contradictoire de toute connaissance.

Mais, dira-t-on, comment concevoir l’inconcevable et le contradictoire ? La matière en elle-même est concevable en ce sens seulement que toute intelligence, de sa nature, ne peut concevoir la matière que cum alio, en relation avec un sujet. Il ne s’ensuit pas qu’elle ne soit rien, et nous n’adoptons pas le faux Idéalisme dont nous avons parlé.

Si certaine psychologie n’admettait la cinquième contre-proposition, la cinquième proposition serait inutile : comme la matière en elle-même, « toutes les qualités de la matière sont de toute nécessité « et absolument inconnaissables en elles-mêmes. » On ne défend pas, il est vrai, l’existence indépendante de toutes les qualités, mais seulement celle des qualités premières. Cette division des qualités premières et des qualités secondes a une assez grande importance historique ; elle a beaucoup servi dans la querelle du matérialisme et de l’idéalisme. Les qualités premières, dit-on, ne sont pas de pures sensations comme les autres, ne peuvent pas, comme elles, s’accroître jusqu’à devenir insupportables. Là, sensation ; ici, perception. Nous connaissons les qualités premières comme existant hors de nous. — Mais n’y a-t-il pas, dans les deux cas, la même ambiguïté ? Si les mots « chaleur, froid, couleur, etc., » expriment tantôt des affections subjectives et tantôt des qualités objectives, ne nous servons-nous pas des mots « étendue, figure, solidité, » pour dési-