Page:Revue des Romans (1839).djvu/633

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

milier la famille Harlowe, et d’abaisser l’orgueil de leur fille chérie, dont l’attachement pour lui ne lui semble pas assez vif pour un homme de son mérite, forme le projet infâme de la séduire. Sans égard pour le caractère de celle dont il veut faire sa femme quelque jour, il la loge dans un mauvais lieu, et lui donne pour compagnes les êtres avilis qui habitent les asiles de la débauche. Tous ses efforts pour accomplir son dessein criminel ayant échoué, il a recours à l’opium, et viole sa victime. Mais l’infamie et les remords sont les seuls fruits qu’il recueille de son forfait. Clarisse meurt de douleur, et lui périt de la main vengeresse d’un parent de cette femme vertueuse.

Le roman de Clarisse assura la gloire de son auteur. Jamais il n’avait paru, et peut-être n’a-t-il point paru depuis, un ouvrage qui s’adresse plus directement aux passions. La véritable morale de ce roman est que la vertu sort triomphante de toutes les situations de la vie ; que, dans les circonstances les plus fâcheuses et les plus avilissantes, dans la prison, dans un mauvais lieu, dans la douleur, dans le délire et le désespoir, elle est encore aimable, imposante, commandant le respect, et restant l’objet de nos plus chères affections ; renversée par terre, elle peut dire encore avec constance :

Voici mon trône, que les rois viennent s’incliner devant moi !

Le romancier qui produit cet effet a rempli sa tâche, et il importe peu à quelle maxime on donne le nom de morale, quand le lecteur éprouve ce sentiment : s’il nous fait aimer la vertu, son roman est vertueux ; s’il est favorable au vice, il est vicieux. La grandeur du caractère de Clarisse se montre quand elle se sépare de son amant, dès qu’elle s’aperçoit de ses desseins criminels ; dans sa résolution de mourir plutôt que de s’exposer à un second outrage ; dans son refus de consentir à un mariage dont une âme ordinaire eût été satisfaite, comme d’une réparation suffisante aux yeux du monde ; dans sa conduite ferme ; dans sa juste indignation, tempérée par la patience et le calme que donne une résignation chrétienne ; enfin, dans cette grandeur d’âme avec laquelle elle voit approcher une mort qui mettra fin aux persécutions qu’elle éprouve sur la terre, qu’elle ne veut point quitter sans avoir pardonné à ses parents leur cruelle insensibilité.

Les admirateurs de Richardson ne furent point d’abord de cette opinion. Il n’avait encore publié que les quatre premiers volumes de Clarisse, quand le bruit s’étant répandu que la catastrophe serait malheureuse, on fit des représentations à l’auteur. Les lecteurs qui avaient déjà éprouvé des sensations profondes au récit de la partie tragique des événements, sans égard pour le but moral du roman, se plaignirent de ce que, dans un ouvrage destiné à amu-