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lui qui voulait qu’on les éloignât des mains de l’enfance, Rousseau fait grâce à celui-ci : « Robinson, dit-il, sera le premier livre que lira mon Émile ; seul il composera toute sa bibliothèque, et il y tiendra toujours une place distinguée. Il sera le texte auquel tous nos entretiens sur les sciences naturelles ne serviront pas de commentaires. Il servira d’épreuve durant nos progrès à l’état de notre jugement, et tant que notre goût ne sera pas gâté, sa lecture nous plaira toujours. » Cette prédilection, cette préférence exclusive de l’auteur d’Émile n’a rien qui doive surprendre ; Robinson, privé de toute compagnie et de toute assistance, n’ayant qu’une théorie superficielle et confuse des arts qui satisfont aux premiers besoins de la vie, rassemblant toutes ses facultés intellectuelles et physiques pour appliquer à des usages multipliés le petit nombre des matières informes que la nature a placées autour de lui, et obligé de recommencer en quelque sorte toute l’industrie humaine, en remontant presque aux essais souvent infructueux qui ont dû signaler son origine ; Robinson, disons-nous, est, à quelques circonstances près, le même personnage qu’Émile. — Si, parmi nous, un écrivain tel que Rousseau s’est montré sensible à ce point au mérite des Aventures de Robinson, on peut croire que la vanité nationale des Anglais n’a pas laissé échapper cette occasion de faire valoir une de leurs productions littéraires les plus heureuses et les plus célèbres. Le plus impartial de leurs critiques, Hughes Blair, dans son Cours de rhétorique et de belles-lettres, dit : « Aucune fiction, en aucune langue, n’est mieux soutenue que celle des Aventures de Robinson Crusoé. En même temps qu’elle est conduite avec un air de vérité et de simplicité qui s’empare fortement de l’imagination de tous les lecteurs, elle offre une instruction très-profitable, en faisant voir tout le parti que l’homme peut tirer de ses facultés naturelles, pour surmonter les difficultés que lui présente une situation extraordinaire et presque désespérée. » L’éloge est complet et il est mérité. — Le plus grand charme des Aventures de Robinson consiste dans la naïveté singulière des récits, des réflexions, et, en général, du style. Le seul défaut qu’on puisse reprocher à ce livre, c’est que l’intérêt devient presque nul aussitôt que Robinson n’est plus seul. Cet intérêt était uniquement fondé sur la position extraordinaire d’un homme séparé du reste des vivants, aux prises avec tous les besoins, et n’ayant de secours à attendre que de lui-même. Du moment où il n’est plus seul, dès que Vendredi et bientôt après deux autres personnages viennent partager son sort, l’aider de leurs bras et de leur industrie, on devient presque indifférent au reste de ses aventures. L’intérêt finit entièrement à la délivrance de Robinson ; le reste est un supplément, un appendice presque ennuyeux, com-