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mœurs n’était point inconnue des anciens : Pétrone et Apulée en avaient fait usage ; mais leurs pinceaux sont aussi licencieux que les mœurs qu’ils avaient à peindre. Les récits de Cervantes ne blessent jamais les convenances ou la morale ; ses observations sont fines, sa critique est délicate, son badinage est élégant et varié, sa naïveté a de la grâce ; il est plaisant sans caricature et vrai sans trivialité. Ce qui prouve tout le mérite de Don Quichotte, c’est qu’il a survécu au travers contre lequel il était dirigé. La folie de la chevalerie est bien loin de nous ; mais on goûte toujours la finesse des plaisanteries, la justesse des idées, la vivacité des traits, la vérité des tableaux dont cette charmante satire est ornée. Ce livre a été à lui seul la plus salutaire révolution qui se soit opérée en Espagne ; on dirait que tout le génie espagnol, toute la finesse espagnole, toute la philosophie sérieuse de l’Espagne, se sont donné rendez-vous cette fois pour accomplir le plus difficile des problèmes, un livre si gai, qu’il dépasse toutes les limites connues, même de la bouffonnerie, un livre si sérieux, qu’il va aussi loin que Platon lui-même. — Don Quichotte est l’histoire d’un fou et d’un héros, brave comme Bayard, insensé comme un capitaine de la Table ronde ; unissant dans des proportions incroyables les plus nobles sentiments du cœur humain aux plus furibondes exaltations d’une tête en délire ; philosophe et grand philosophe poétique, poëte et poëte plein de bon sens, Espagnol de la vieille roche, tête amoureuse, et Dieu sait de quel amour énergique ! et en même temps si honnête, si bon, si dévoué, si simple, si vrai, si bourgeois dans toute la naïveté de l’acception. Et cependant, à certains mots qu’il a agrandis outre mesure : honneur, loyauté, fidélité, courage, voilà que toute cette rare harmonie des plus nobles facultés se trouve détruite. Alors adieu au grand philosophe, au héros, à l’excellent poëte ; il ne reste plus qu’un malheureux vagabond sur les grands chemins, où il est battu à coups de pierres, dans les hôtels garnis où il est reçu à coups de bâton, dans les montagnes où il est dévalisé par les voleurs, dans les villages où il est le jouet des paysans, dans les châteaux où il est la risée du maître et le divertissement des valets. Pauvre homme faible que trop de courage a perdu ! pauvre âme généreuse qui se perd dans le positif de la vie ! pauvre poëte sans asile que personne ne peut comprendre ! Si, cependant, il en est un qui le comprend à force de l’aimer, un homme assez courageux pour être le serviteur dévoué de cette noble infortune, assez éclairé pour ne pas rire de cet héroïsme, assez confiant dans la probité du chevalier pour être fidèle même à sa pauvreté ; cet homme, qui impose silence même à sa faim de chaque jour, même à son bon sens, pour appartenir plus entièrement à cette héroïque folie dont il est le