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Plusieurs motifs me dictent ce télégramme.

D’abord, il peut y avoir un intérêt de service à ce que je sois relevé de ma mission ; car j’avais la confiance de l’ancien régime et je n’ai aucune foi dans le régime nouveau. Puis je devine d’ici la campagne que doivent mener contre moi les partis avancés de la Chambre. Si je dois être rappelé, je veux au moins prendre les devants ; j’ai toujours apprécié l’aphorisme de Sainte-Beuve : « Il faut quitter les choses un peu avant qu’elles ne nous quittent. »


Aujourd’hui, grande cérémonie sur le Champ de Mars, où l’on enterre solennellement les victimes des journées révolutionnaires, les « héros du peuple, » les « martyrs de la liberté. » Une longue fosse a été creusée dans l’axe transversal de l’esplanade. Au centre, une tribune drapée de rouge sert d’estrade au Gouvernement.

Depuis ce matin, des cortèges immenses, interminables, précédés par des musiques militaires, pavoisées de bannières noires, sillonnaient la ville pour recueillir, dans les hôpitaux les deux cent dix cercueils destinés à l’apothéose révolutionnaire. D’après les estimations les plus. modérées, le nombre des manifestants dépasse neuf cent mille. Et pourtant, sur aucun point du parcours, il n’y a eu confusion ni retard. Toutes les processions ont observé, dans leur formation, dans leur marche, dans leurs arrêts, dans leurs chants, un ordre parfait. Malgré le vent glacial, j’ai voulu les voir évoluer à travers le Champ de Mars. Sous le ciel neigeux et cinglé de rafales, ces foules innombrables, qui se déroulent avec lenteur en escortant des cercueils rouges, composent un spectacle d’une extraordinaire grandeur. Et, pour accentuer l’effet tragique, le canon de la Forteresse tonne, de minute en minute. L’art de la mise en scène est inné chez les Russes.

Mais ce qui me frappe le plus est ce qui manque à la cérémonie : le clergé. Pas un prêtre, pas une icône, pas une prière, pas une croix. Un seul chant : la Marseillaise des ouvriers.

Depuis les temps archaïques de Sainte Olga et Saint Wladimir, depuis que le peuple russe est entré dans l’histoire, c’est la première fois qu’un grand acte national s’accomplit sans le concours de l’Église. Hier encore, la religion présidait à toute la vie publique et privée ; elle y intervenait constamment, avec