donc que l’opinion française parût accueillir la Révolution russe avec confiance et sympathie. Mais pas d’hosannah ! Le Soviet n’est déjà que trop orgueilleux. Cet excès de louange et d’admiration va achever de l’enivrer. La faute principale est évidemment à la censure, qui aurait dû tempérer le zèle des thuriféraires.
Une lettre personnelle, que m’apporte le même courrier, m’apprend en outre que, dans les couloirs de la Chambre, dans les salons, dans les bureaux de rédaction, on attribue à Sir George Buchanan l’honneur d’avoir provoqué la Révolution pour mettre fin aux intrigues allemandes, ce qui est faux. On ajoute, comme de raison, quelques critiques à mon adresse ; on rappelle que jadis, la diplomatie française n’hésitait pas, dans les grandes circonstances, à employer les grands moyens, qu’elle ne se laissait pas arrêter alors par un vain respect de la légitimité. On m’oppose l’exemple de mon célèbre prédécesseur, le marquis de La Chétardie, qui, en 1741, n’eut pas de scrupule à se compromettre hardiment avec le parti national pour détruire l’influence allemande et porter au trône impérial Élisabeth-Pétrowna… Avant peu, on reconnaîtra que la Révolution était le coup le plus funeste qui pût être infligé au nationalisme russe.
Ce soir, j’ai à dîner le prince Scipion Borghèse, l’ancien député radical au Monte-Citorio, qui vient d’arriver à Pétrograd avec sa fille, la princesse Santa, tous deux d’esprit très libre et très orné, tous deux très curieux de voir sur le vif une révolution… et quelle révolution ! Mes autres convives sont les Polovtsow, la princesse Sophie Dolgorouky, le comte Serge Koutousow, le comte Nani Mocénigo, Poklewski, etc…
Je parle de l’impression favorable que m’a laissée la revue de ce matin. Polovtsow et Poklewski me rapportent, en sens contraire, les nouvelles déplorables qu’ils ont reçues du front.
Le prince Borghèse, avec qui je m’entretiens longuement après le dîner, me demande quels sont les caractères qui me frappent le plus dans la Révolution russe et qui la distinguent le plus, selon moi, des Révolutions occidentales. Je lui réponds :
— Tout d’abord, tenez compte de ce que la Révolution russe est à peine commencée et que certaines forces, qui sont destinées à y jouer un rôle énorme, telles que les convoitises agraires, les antagonismes ethniques, la décomposition sociale,