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parmi les cailloux, les ornières, la poussière implacable de la route. Cela va durer deux heures environ, deux heures de moulée à travers un paysage montagneux qui, lui aussi, est d’une sévérité toute dorienne, sans doute comme le temple que je vais voir. La campagne est à peu près déserte. Pas de villages. Seulement, çà et là, quelques maisons de ferme, quelques cabanes de métayers. De loin en loin, juchés sur un mulet, avec une femme et un enfant en croupe, des paysans passent, ayant sur les épaules la couverture rayée des paysans espagnols. Les plus jeunes portent la capote grise du fantassin italien, une capote toute déteinte qui a dû faire la guerre mondiale. Mon conducteur, qui s’enhardit à causer, est lui-même un combattant de l’Argonne. Il me parle de Clermont, de Verdun, de Bar-le-duc. Soldat du génie, il a creusé des tranchées dans la Meuse, remué pendant des mois la terre et les boues lorraines. Il me dit : « C’est triste, triste ! Tout le temps la pluie ! La pluie été comme hiver !… »

Cependant le soleil sicilien brûle les roches nues qui encadrent la route. Au sommet d’un col, nous découvrons le golfe illuminé de Castellamare. Parmi ces splendeurs, ce rappel de la terre natale, jeté tout à coup par un inconnu, m’emplit l’âme de mélancolie : par delà les rivages qu’a chantés Virgile, je vois se dérouler les glèbes mornes de la Woëvre…

Enfin, nous arrivons au bord d’un torrent qui porte le nom pompeux de fiume Gaggera. Il s’extravase dans un lit sablonneux et tout hérissé de cailloux, en vérité d’une assez belle largeur. De l’autre côté, du bout de son fouet, mon cocher me montre, sur une éminence, collé contre une muraille rocheuse, le fameux temple de Ségeste. À cette distance, il paraît d’une couleur terreuse et il a l’air d’un hangar en démolition, dont il ne reste plus que les piliers… Tout cela n’est pas très exaltant. Mais le pire, c’est d’arriver jusqu’au temple perché sur son piédestal de roches. L’usage est d’enfourcher un mulet fourni par des gens du voisinage, — de traverser sur cette monture l’eau, par endroits, assez profonde du « fleuve » Gaggera et de gravir ensuite la colline hérissée de pierres tranchantes. Mon conducteur, décidément hardi comme un coureur antique, se fait fort de traverser avec le biroccino les méandres du « fleuve : » entreprise audacieuse et inouïe qui excite les murmures et les récriminations des loueurs de mulets, postés